Témoignages des insurgés

UNE FOURMI SUR L’ÉCHIQUIER- - Mémoires d’un soldat de l’Insurrection de Varsovie 1944
(extraits publiés avec l’accord de l’auteur)





Jan Kurdwanowski, caporal „Enjambée”,
né 7.10.1924 r. Varsovie
Groupement "Sosna”
Bataillon "Chrobry I"
Compagnie "Renard"
auteur des mémoires




         Quand je remonte le fil du temps, jusqu’à cette époque de l’Insurrection, je revois mes compagnons d’insurrection, comme des visages sur une vieille photographie. Plus les années ont passé, plus leurs visages ont pâli, comme s’il s’évanouissaient dans ma mémoire.
         Aussi, j’ai ressenti le besoin d’écrire leur histoire et la mienne, avant que je ne me transforme, à mon tour en photographie pâlissante.
         Dans les premières années qui suivirent la fin de la guerre, leurs visages étaient restés vivants en moi : je parvenais à les revoir, tristes, terrifiés, illuminés, souriants, crispés ; se mettant à boire, à jurer, et même à pleurer.
         Mais ces images se sont estompées au fil du temps.
         Il y a bien longtemps, la Lune tournait sur elle-même, présentant à la Terre, à chacune de ses révolutions, une face d’elle-même différente. Au bout de millions d’années, elle a ralenti pour se figer, immobile, dirigeant vers nous une seule face, comme l’image d’une photographie qui se serait fixée à jamais.
         Je me souviens de Tom, de ses cheveux clairsemés, de ses yeux tristes et enfoncés. C’est l’image que je garde de lui lorsque je l’ai vu pour la dernière fois, étalé sur un brancard. Je m’efforce de retrouver l’image d’un Tom riant ou mangeant. Mais - en vain : c’est toujours la même image de ses yeux tristes et enfoncés qui finit par me revenir.
         Stasiek – « Barricade » était un beau garçon aux cheveux blonds. Il était costaud, avec des taches de rousseur plein le visage, toujours la pipe entre les dents. Je tente de faire resurgir son visage des abîmes du temps, le faire revivre, ne fût-ce qu’un moment, pour qu’il se remette à parler. Mais peine perdue. C’est toujours l’image figée d’un homme à la même pipe avec des taches de rousseur qui s’impose à moi.
         Rysiek, surnommé « Wilit ». Il était armé jusqu’aux dents en Sten anglais. C’était un gars de petite taille, hâlé, coriace. Il avait attaché derrière son casque des sapeurs-pompiers LHD quelques cordes brunes. Jamais il avait peur. Plus la situation était risquée, plus l’expression de son visage devenait redoutable. Á chaque fois, que je me souviens de Rysiek, c’est l’image d’une expression enragée vue de profil, la lanière du casque sous le menton qui me revient.
         Du crépuscule de ma mémoire émergent, l’un après l’autre, ces gaillards des faubourgs de Varsovie. Je pense que s’ils avaient été aussi hardis, que ce qu’ils se croyaient être, ils n’auraient pas fini, à vingt ans, dans des fosses anonymes.


Stanisław Bugajski „Stasiek Barricade”


Tombe des soldats du Bataillon "Chrobry I"

(***)

         Souvent, mes amis me pressaient : « laisse-toi guider par ta mémoire ; écris au gré de tes souvenirs, toute la vérité ». Mais la vérité tenait en peu de mots : feu, fumée, poussière, détonation, il pique, il court, il tire, il se couche, il se rélève, il ne se rélève pas, il se dirige vers nous, il fait marche arrière, on voit, on ne voit pas. Panzerwagen, Nebelwerfer, Sturmgeschütz et Sprenggranat, Tiger, Panther, Flak et Pak. Si on y ajoutait Heinkel, Stuka, Goliath, Messerschmitt, la grosse Bertha pour les combiner en un nombre infini de figures, on obtiendrait une vue panoramique de l’Insurrection, vue du ciel.
         Les « Mémoires » d’Albert Speer m’ont ôté, pour un certain temps, le courage d’écrire. Il avait, de la seconde guerre mondiale, une vision de faucon, moi, celle d’une fourmi.
         Qui pourrait s’intéresser aux émotions d’une fourmi qui trébuche sur n’importe quel grain de sable et ne voit rien au-delà du brin d’herbe tout proche ?


La salve de Nebelwerfer explose sur l’immeuble de la Compagnie d’assurances „Prudential”
(Photo: Sylwester Braun, wg Władysław Jewsiewicki, "Powstanie Warszawskie 1944 okiem polskiej kamery",
Wydawnictwo Interpress Warszawa1989 r.)

(***)

         L’auteur décrit l’ambiance précédant l’Insurrection : au début, la panique et la fuite des Allemands, suivies du retour de leurs détachements à Varsovie et dans ses faubourgs. Déployés à leurs postes se situant dans des logements privés et prêts à l’attaque, les soldats de l’Armée de l’Intérieur attendent pendant deux jours l’ordre de lancement de l’insurrection. L’alerte est annulée, en conséquence l’homme de rang « Enjambée » retourne à son appartement. Il y est seul, parce que ses parents sont partis hors de Varsovie. Le front est si proche qu’il peut l’observer depuis la mansarde de son immeuble. Demain, c’est le 1er août 1944...

(***)

         Aux alentours de 5 heures de l’après-midi, du côté du Centre Ville, j’entendis l’écho d’une mitraille lointaine qui, quelques minutes plus tard, se répandit de tous côtés. Seul le quartier Powisle demeurait relativement calme. L’Insurrection éclata alors j’étais à la maison, et qu’une partie de mon équipage du canon se trouvait dans le quartier Mokotow.
         Quant au commandement, il était dans le quartier Wola.
         Je mis la casserole sur feu pour faire bouillir de l’eau. Puis, je travaillais la pâte à nouilles, parce que je n’avais rien mangé depuis le matin. Napoléon aurait dit que l’armée marche sur son ventre, mais les nouilles étaient de mauvaise qualité, incomestibles. Je les avais pétries trop grandes et il y’avait de la pâte non cuite à l’intérieur.
         Je mis mes bottes à tige courte directement sur mes pieds nus. Je pensais, peut-être, que c’était le signe d’une attitude plus militaire et mâle. Dans ma poche poitrine, je mis mon trésor familial: quelques pièces de monnaie de dix roubles avec l’effigie du tsar Nicolas, une montre en or, un anneau avec diamant suivis d’une poignée de dents d’or. Organisé de cette façon, je me lançais dans le combat, ventre vide, sans chaussettes, paré d’or et désarmé.

(***)

         Emportant l’or de sa famille, l’auteur traverse le Centre Ville envahi par les combats et arrive au quartier Wola, dans lequel se trouve le point de rassemblement de son détachement. Il se retrouve dans la brasserie Haberbusch où se réunit son bataillon appelé „Chrobry”. Sa compagnie est placée sous le commandement du lieutenant «Renard ».

(***)

         Partout se répandait le bruit que les armes étaient enfin livrées. On formait deux rangs. On se décomptait à la lumière violette des lampes de poche, notant nos pseudonymes. On marchait ou l’on se frayait un chemin vers les endroits où les armes devaient être distribuées. On tâtonnait dans les souterrains et les couloirs de la brasserie. On se mouillait sous la pluie. L’eau coulait dans mes bottes. Les lueurs des incendies éclairaient un ciel plombé. J’avais peur de me perdre et de manquer l’occasion d’obtenir une arme. Je passais ainsi des heures entières jusqu’à ce que les rayons du petit matin se mirent à filtrer. Dans le tumulte de centaines de visages inconnus, je commençais à en reconnaître quelqu’uns... Le tireur « Redoutable », grosse tête échevelée, gueule rouge et insolente, répliquant avec arrogance aux commandants. Cet autre encore, se pavanant avec un pistolet russe Nagan, enfilé sur une corde passée autour du cou. Cet autre encore, se pavanant avec un pistolet russe Nagan, enfilé sur une corde passée autour du cou, c’était « Kenar », sous-lieutenant coiffé d’une casquette de cycliste bleu foncé. Le sous-lieutenant « Titus » – un homme maigre, menu, le visage osseux, les yeux enfoncés à la Goebbels. Un tri commençait à s’imposer entre les insurgés de première et de dernière catégorie : armés et désarmés.
         De temps en temps, un officier déboulait dans la cour de la brasserie, afin d’y chercher des volontaires pour l’assaut. C’est dans ces circonstances que je fis la connaissance d’un capitaine de grande taille, robuste au crâne légèrement dégarni. Il venait chercher quelques « types couillus». Sa façon de s’exprimer était pourtant plus recherchée que celle des jeunes officiers. Je me portais volontaire. Il me dévisagea et finit par en choisir un autre. D’habitude, on retenait pour l’assaut ceux qui étaient déjà armés. Et ceux qui ne l’étaient pas n’étaient acceptés que s’ils manifestaient un esprit particulièrement vaillant. Je pense aujourd’hui que même une baïonnette, un long couteau finlandais ou un arc médiéval, auraient pu suffire à cette époque. J’appris un peu plus tard qu’il s’agissait du commandant de notre bataillon, le capitaine « Pin ».
         Les officiers s’étaient accroché des étoiles. Quant aux autres, ils ne portaient aucune distinction. Le commandant de ma compagnie, un brun basané au nez arqué, lieutenant « Renard », était un chevalier de l’ordre du Mérite militaire. Distinction qu’il avait obtenue en 1939.
         Nous étions tombés entre les crocs de ce sous-lieutenant coiffé d’une casquette de cycliste bleu foncé. Son visage était charnu, criblé de taches de rousseur. Il vociférait d’une voix exécrable. Il n’arrêtait pas d’exercer son autorité : il relançait, chassait, houspillait et nous regardait avec mépris.
         « On n’est pas chez les scouts ici » - hurlait-il- « Ici, c’est l’armée ! ».
         Cela me blessa profondément lorsqu’il réitéra pour la cinquantième ou centième fois ses railleries. Quoiqu’on fît, il nous taxait de scout. Quelqu’un remarqua que dès qu’il voyait son peloton, sa langue se mettait en érection. D’autres sous-lieutenants, aspirants, sous-officiers jusque-là inconnus faisaient eux aussi leur apparition. Eux aussi nous passaient en revue, nous décomptaient, exerçaient sur nous leur autorité, nous enregistraient, nous réprimandaient.
         La canonnade s’intensifia. Selon la rumeur, des tanks se frayaient un chemin au travers de la rue Towarowa puis de la rue Wolska, afin de se replier vers l’ouest. Ce qui fut aussitôt contredit par une autre rumeur comme quoi c’était de l’ouest que venaient les tanks pour tourner dans Towarowa.
         Les premiers blessés arrivèrent. Je m’étais représenté l’Insurrection comme une aventure pitorresque : « Monter à cru sur un cheval, une maîtresse dans une main, un revolver dans l’autre », comme disait mon ami Lolek, le marxiste quand il voulait se moquer de moi.
         Mais au lieu de cela, je me retrouvais dans une brasserie, au garde-à-vous.Je discutais et écoutais les récits de ceux qui se battaient, tout en attendant qu’on me donna une arme. Je craignais de faire quoi que ce soit de ma propre initiative de peur d’être rayé de la liste des insurgés en tant que déserteur et de n’avoir jamais l’occasion d’humer la poudre.
          C’est ainsi que se déroula pour moi cette journée horrible. Ceux qui se battaient revenaient de la ligne affublés en partie d’uniformes allemands. Si l’uniforme n’’était pas à la bonne taille, ils préfèraient l’échanger plutôt que de le revendre. Car pour ce type d’article, il y avait peu d’offre pour beaucoup de demandes. Une casquette allemande, une veste, une ceinture, sans parler du casque, étaient des objets de convoitise et de fierté. Les officiers, surtout les plus âgés, étaient habituellement habillés en civil ou portaient quelques éléments d’uniformes polonais d’avant-guerre. Les insurgés, eux, étaient habillés en civil, mais sans style défini : ils mélangaient allègrement les styles : militaire-sportif-ouvrier, tachetée ça et là, de casquettes militaires, de vestes, de pantalons vert clair de l’armée polonaise d’avant la guerre, vert gris de la Wehrmacht et des couleurs végétales de la police allemande. Vareuses, treillis, pantalons bouffants d’équitation, casquettes des conducteurs de tram ou des cheminots, bonnets militaires, casquettes de cyclisme, berettes. On remarquait aussi les ceintures : ceintures de cuir pour éfiler les rasoirs, ceintures allemandes avec l’inscription Gott mit uns et ceintures de gala d’officier, en brun clair, avec des ornements en laiton.
         Pour ne pas être fusillé en cas de captivité, tout le monde enfilait sur son bras gauche un brassard rouge et blanc.
         Quelques jours plus tard, l’ordre nous fut donné de mettre nos brassards au bras droit. Car le nombre d’insurgés portant les uniformes allemands devenait de plus en plus important. Aussi craignait-on que les Polonais ne s’entretuassent. Lorsqu’on tirait, notamment au revolver, le bras droit était plus visible que le bras gauche. Les brassards devaient prévenir du risque de confusion.
         Manifestement, un tel ordre n’avait aucun sens. Les Allemands rencontraient les mêmes difficultés pour se reconnaître entre eux. Mais comme ils disposaient d’une puissance de feu écrasante, la confusion et les difficultés d’identification ne pouvaient que profiter aux insurgés. De plus, c'est une chose bien connue qu'un Polonais est habitué au gâchis, alors que cela déconcerte un Allemand.
         Pendant les pauses séparant deux rassemblements, je rôdais dans la cour de la brasserie alors que le combat faisait rage aux alentours : Insurrection à Varsovie, bataille sur la périphérie est de Varsovie, front depuis la Baltique jusqu’à la Mer Noire, Italie, Normandie. Et ici, dans la brasserie Haberbusch, si on ignorait ce qui se passait ailleurs, ce n’était pas parce que les informations manquaient. Bien au contraire. C’était parce qu’elles étaient en surabondance. Que n’entendait-on pas ici :
         - « Les Russes ont percé le front et contournent Varsovie par l’est »,
         - « La ville de Grodzisk est déjà prise »,
         - « La Wehrmacht se révolte »,
         - « Seuls les SS se battent »,
         - « Les quartiers Mokotow et Zoliborz sont déjà liberés de l’ennemi »,
         - « Les Allemands se battent seulement contre les Russes et se rendent aux Américains en Normandie ».
         En règle générale, les nouvelles étaient meilleures quand le théâtre de la guerre était plus éloigné. On avait l’impression que c’était justement dans notre quartier que les Allemands opposaient la plus forte résistance.
         La brasserie de Haberbusch, et surtout sa cour, était au coeur de mon univers. Les infirmières, telles des louves affamées, se ruaient à travers la foule vers les blessés encore peu nombreux afin de panser une vraie blessure pour la première fois de leur vie.
          Il fallait constamment rester debout et être très attentif, pour ne pas louper la distribution d’armes. Maintenant, il n’était plus question d’armes provenant des réserves clandestines, mais de celles conquises sur les Allemands.
          Les groupes d’assaut quittèrent la brasserie pour la ligne du front. Cette ligne n’avait pas de réalité concrète. Elle se définissait vaguement par toute une série de noms de rues : Towarowa, Twarda, Walicow, Chłodna, Krochmalna, Grzybowska, Wronia, Ogrodowa, Nordwache [Nordwache – commandement de la police allemande pour la partie Nord de Varsovie].
         Les nouvelles se répandaient dans tous les sens, parfois contradictoires, à l’instar des rafales de vent à l’oeil d’un cyclone. Tantôt la rue Towarowa était évacuée par les tanks enflammés sur lesquels on jettait des bouteilles d’essence, de vernis-laque, d’huile cuite, d’alcool pur, d’éther. Tantôt la rue Towarowa était envahie par les tanks triomphants, avec des maisons en flamme, des rues jonchées de cadavres. C’est ainsi que pour nous, rassemblés dans la brasserie de Haberbusch, la rue Towarowa était devenue le front le plus important de la deuxième guerre mondiale.
         Dans l’après-midi, l’ambiance devint maussade. Du moins pour ce qui me concernait : ceux qui n’avaient pas d’armes seraient renvoyés chez eux. Le rêve de l’épée serait fini. Les tanks rôdaient à nouveau aux alentours. Où que je posais mon regard, je ne voyais que fumées et incendies.
         Je m’arrêtais à côté d’une sentinelle qui prenait sa faction à la porte de la brasserie. Ceux qui étaient armés, même d’une modeste pétoire, commençaient à nous considérer comme une bande d’embusqués et de poltrons. Mais cet insurgé ne prenait pas de grands airs bien que muni d’une carabine et d’un casque allemand. Une mitrailleuse lourde déferlait sa mitraille tout le long de la rue. C’était la première fois que j’entendais le sifflement des balles ricochant sur le mur. La nausée me prit et je manquais d’air. Je fis quand même un effort pour ne pas interrompre la conversation. La sentinelle sortit de sa poche un miroir, l’essuya et lui fit suivre la sinuosité du mur pour repérer l’origine des tirs. Soudain, je fus surpris par quelque chose qui s’imposa à moi comme une évidence : le projectile qui s’élançait à un pas de mon abdomène était aussi inoffensif que celui qui aurait volé à un kilomètre. Il était même moins dangereux que celui qui n’était pas encore tiré. Je ressentis alors comme un grand soulagement.

(***)

         Entre-temps, pendant que les tanks restaient à l’écart, grâce à l’action de la population civile, nous construisions des barricades. Dans le pire des cas, je pourrais me vanter pour la postérité, de les avoir construites sous les tirs allemands. Des chaises, des tables, des lits, des fauteuils, des tôles, des tableaux, des portraits de Hitler et même les duvets volaient dans tous les sens dans la rue. Dans le jargon militaire cela s’appellait un « écran ». Les plus âgés qui avaient servi dans l’armée du tsar expliquaient qu’une balle capable de transpercer un épais morceau de bois, était amortie dans le duvet et ne parvenait pas à passer au travers.
         S’entassèrent aussi de vraies barricades faites de dalles de trottoir, de pavés et de sacs de sable. En général, il n’y avait aucun risque. Une fois, on entendit des tirs à gauche et l’on se cacha derrière le flanc droit de la barricade. Un peu plus tard, on faisait l’inverse.
         Telles furent mes occupations cette journée-là jusqu’à ce que tombe la deuxième nuit d’Insurrection. Il ne pleuvait plus, mais aucune étoile ne parvenait à percer les nuages gris et rouges qui plombaient le ciel au-dessus de la brasserie. Je descendis dans les souterrains de Haberbusch et, comme la plupart d’entre nous, je m’affalais par terre.


Barricade dans une rue de Varsovie.
Un de ses éléments est le portrait du Gouverneur Général, Hans Frank
(Photo: Eugeniusz Lokajski, wg Władysław Jewsiewicki, "Powstanie Warszawskie 1944 okiem polskiej kamery",
Wydawnictwo Interpress Warszawa1989 r.)

(***)

         Pour la première fois de sa carrière d’infirmière, Sophie « balafre au cou » pansa ma peau éraflée. Elle me procura aussi d’épaisses chaussettes de lin. Sa longue balafre au cou provenait d’un éclat de bombe en septembre 1939. Je ressentis une sensation bizzare quand elle me lava les pieds. Elle devait me prendre pour un vrai soldat et ma peau éraflée était pour elle une vraie blessure.
         Le bruit d’une détonation puissante secoua la brasserie, et fit tomber du plafond quelques gravas de crépi. Quelqu’un expliqua que c’était un « tigre » qui venait de tirer. Je me mis à penser, que si un obus était assez puissant, pour ébranler les souterrains d’un solide édifice, qu’adviendrait-il si une vingtaine de tigres se jetaient sur nous ?
         J’ai oublié ce qui se passa plus tard cette nuit-là. Il me revient seulement que, sorti des souterrains et debout dans la rue, grenade en main, je vis que les nuages avaient cédé leur place aux étoiles, mais que le ciel commençait à se couvrir de grisaille à l’est. Je ne me souviens plus si cette grenade allemande avec sa longue poignée, ressemblant à un pilon de viande, m’avait été donnée par quelqu’un ou bien si je l’avais trouvée quelque part.


Zofia Boczarówna, "Kos"

(***)

         Un garçon de onze ans portant sur la tête un énorme casque allemand muni d’une svastika se colla à moi.
         – « M’sieur ! M’sieur ! je vais vous montrer où sont les Allemands. Ils veulent se rendre. Suivez-moi ».
         Visiblement, il cherchait quelqu’un qui fût armé, quand il m’aperçut. Je doute qu’il eût pu convaincre quiconque d’autre de le suivre. Il connaissait bien les alentours. Il me guida principalement à travers les cours et les arrières des immeubles d’habitation jusqu’au moment où nous nous retrouvâmes près du cinéma « Faun ». Au passage, j’étais tombé sur un casque allemand. Ce qui me procura à la fois une grande satisfaction et une grande déception. Bien qu’il était trop petit pour moi, je le mis ou plutôt je le posais au sommet de ma tête. Mes oreilles dépassaint de la tôle d’acier. Lorsque je courais le casque vacillait et glissait de ma tête. Je le maintenais de la main.
         Installés dans le cinéma, à plat ventre, nous entreprîmes d’inspecter les parages à travers une petite fenêtre. Devant nous, de l’autre côté de la rue Zelazna, à l’intersection avec la rue Chlodna, se dressait un immeuble moderne. Près de la porte, il y avait un bunker et des colonnes. C’était donc ça la fameuse Nordwache dont on m’avait tant parlé depuis deux jours.
         Lumière diffuse du jour. Silence... Aucune trace d’homme, fût-il vivant ou mort. Toute la rue était jonchée de débris de briques, de tuiles, d’enduit, de verre, de feraille et recouverte d’une couche grise conférant aux objets, dans la lumière insipide du matin, des contours mous, sans traits, sans contraste ni ombre. Cela ressemblait à une image venue d’un autre monde.
         Au milieu de la rue, à plus d’une dizaine de mètres du bunker, se tenait une plate-forme pour le transport de meubles. Elle était chargée de sacs de sucre. Il y en avait une autre un peu plus loin. Quatre chevaux ruminaient paisiblement leur fourrage. Du côté opposé au carrefour, on apercevait la maison de rapport de Zommer de laquelle, il n’y a pas si longtemps, les Allemands tiraient pendant leur percée effectuée depuis Nordwache.
         Visiblement, la situation avait évolué depuis le moment où mon compagnon était venu ici pour la dernière fois pendant la nuit. La maison donnait l’impression d’être vide-comme tous les alentours.
         Évidemment, les Allemands, s’ils se cachaient toujours à l’intérieur, n’avaient aucune raison de tirer sur une rue déserte.
         Tout en scrutant les parages je pensais et repensais aux casques notamment ce casque trop petit que j’avais sur la tête et l’autre, plus grand, que portait mon compagnon. Je lui proposais que nous nous échangions nos casques. Mais il refusa malgré le gêne qu'il ressentait à cause de son casque qui lui tombait sur les yeux à chaque pas. Dans son esprit, un grand casque avait le même avantage sur un petit qu’un Parabellum sur un revolver pour dames. Il me fallut le menacer pour parvenir à le convaincre d’échanger nos casques. Après cet échange, force était de constater que nos nouveaux casques nous allaient parfaitement.
         En peu de temps, nous parvînmes à la maison de Zommer et en longeâmes les murs. Nous n’entendions rien d’autre que le faible écho de nos pas et le crissement du verre cassé sous nos chaussures. Nous pénetrâmes par la porte cochère.
         « C’est ici ! »
          Je serrais ma grenade. À l’extrémité de ma manche, dépassait un anneau métallique. Il me semblait qu’il suffisait de le dévisser pour pouvoir lancer la grenade. J’ignorais qu’au-dessous de l’anneau il y avait encore une bille en verre qu’il fallait tirer avant d’armer la grenade. Nous avançions prudemment au fond de la porte cochère.
         À l’angle opposé de la cour nous vîmes dix Allemands armes au pied. Certains avaient perdu leur casquette. Nous nous faisions face. Le jour était devenu si lumineux que même au fond du puits de cette cour varsovienne, on apercevait distinctement le gris vert des uniformes et les visages rasés. J’hésitais sur l’attitude à adopter. Crier Hände hoch? Ce qui n’avait visiblement aucun sens. Et puis, je ne connaissais pas grand-chose de plus en allemand. De toute façon, leur comportement n’avait rien d’hostile.
         C’était une scène comme dans un conte des fées : les Allemands étaient comme des chevaliers cruels, ensorcelés, figés, immobilisés pour des siècles. Si je criais « Hände hoch ! », l’enchantement se dissiperait. Ils éclateraient de rire et me tireraient dessus. Aussi, nous nous contentâmes de nous regarder, immobiles, et muets. Je fléchis légèrement le genou, prêt à sauter en arrière. Mais l’un des soldats se dirigea vers moi d’un pas lent, portant au bras un engin qui ressemblait à une mitrailleuse. Il avait une boîte mettalique dans la main. Il s’arrêta près de moi, me tendit la mitrailleuse équipée d’un grand tambour plat, et tenta de m’expliquer quelque chose avec des gestes et par des sons que je ne compris pas. Il ouvrit alors la boîte. A l’intérieur, il y avait des bandes chargeuses. J’acquiesçais légèrement de la tête et fis à plusieurs reprises :
         « Ja, ja... »
         L’Allemand parlait si distinctement et lentement que j’aurais pu répéter ses paroles sans pour autant les comprendre. Puis, il se dirigea vers l’angle opposé de la cour alors que nous, tout excités, nous nous ruâmes dans la rue.
         La nouvelle de la capitulation des Allemands était déjà parvenue jusqu’aux caves. Mais méfiants envers le silence de mort qui régnait dans la ville, quelques civils un peu plus courageux commencèrent à se regrouper sous les portes cochères, sans pour autant s’avancer jusqu’au trottoir.
         Quant à nous, nous marchions au milieu de la rue, casqués, ceints par des bandes chargeuses. Je portais une énorme mitrailleuse sous le bras. Ayant vu notre assurance, les civils commencèrent à affluer dans la rue. Au bout de quelques instants, nous étions entourés par la foule. Les gens, joyeux et excités, nous distribuaient des cigarettes dont nous remplissions nos poches. Jusqu’alors, c’était une seule fois de ma vie que j’avais goûté à une cigarette à la suite de quoi j’avais failli m’évanouir. Mon compagnon lui, n’eut pas le courage d’en fumer une en présence d’adultes si nombreux. Quelqu’un accourût avec un appareil photo ; je prêtais ma grenade au garçon pour la photo.
         Les civils nous prirent pour ceux qui avaient écrasé les Allemands au prix d’un rude combat de trois jours.
         Le fait même que nous parlions peu était très éloquent. À mes côtés, ils se sentaient en sécurité pour la première fois depuis l’occupation, dans cette rue varsovienne, ignorant complètement que je ne savais même pas tirer ni armer une grenade. Il n’y avait aucune trace de vrais insurgés, de ceux qui se battaient réellement.
         Croisant les civils qui affluaient de plus en plus nombreux, nous nous dirigeâmes vers la porte de la brasserie. On s’attendait à un accueil non moins enthousiaste.
         Notre mitrailleuse était l’arme la plus imposante que j’eûsse vu entre des mains polonaises à cette époque-là. Ses balles énormes, d’un calibre nettement supérieur aux balles de carabine et de pistolet ordinaires, étaient des 11,4. On plaisantait en fabulant que si une telle balle atteignait la tête, le cerveau s’écoulerait par les oreilles !
         Devant la foule des insurgés désarmés, nous défilâmes à travers la cour de la brasserie jusqu’au magasin dans lequel se trouvait le commandement de notre compagnie.
         „Renard” examina l’arme avec satisfaction et me félicita avec modération. Ce n’était pas un équipement typique ni de l’armée allemande ni de l’armée polonaise. Ils décidèrent donc de montrer la mitrailleuse à un armurier. C’est là que j’appris que c’était une Thompson américaine.


Les abords de „Nordwache”



Groupe de soldats du bataillon „Chrobry I” devant
le bunker pris sur l’ennemi à l’entrée de „Nordwache"

(***)

         Je m’asseyais et j’attendais. Des sous-lieutenants, aspirants, sous-officiers, agents de liaison de tout acabit déboulaient, échangaient quelques paroles puis décampaient. Le sous-lieutenant « Kenar » fit lui aussi son appartition. L’homme coiffé d’une casquette de cycliste bleu foncé, au visage pâle, grassouillet, criblé de taches de rousseur apparût également. Il m’engueula sur le champ et m’ordonna de filer. Mais pour une fois, je réussis à m’opposer, et je racontais l’histoire de la Thompson. J’ajoutais que j’attendais le sous-lieutenant „Renard” qui entre temps avait disparu.
          « On va vous donner une autre arme » promit « Kenar ».
         Et il me commanda d’aller retrouver mon peloton, car le quartier du commandant de la compagnie n’était pas un lieu pour des traînards.
         Mais je ne cédais toujours pas. D’autres sous-lieutenants, aspirants, sergents, chefs de peloton et autres caporaux m’interpellèrent à leur tour., Mais je les rembalais avec mon histoire de Thomson et insistais sur le fait que j’attendais „Renard”.
         Une heure ou deux s’écoulèrent avant que „Renard” arriva enfin. Il dut certainement me voir, mais il m’ignora. J’attendis un instant, puis je m’approchai, en claquant des semelles. Je fis un garde-à-vous exemplaire. A peine avais-je eu le temps de dire :
         « Mon lieutenant. Tirailleur-chef « Enjambée » ... » qu’il rétorqua :
         « Et vous, qu’est-ce que vous foutez toujours ici. Retournez au peloton ».
         Je répondis, la gorge nouée :
         « Mon lieutenant, où est ma mitrailleuse ? »
         « La mitrailleuse est déjà sur la ligne. Et de toute façon, elle ne vous appartient pas. Elle est la propriété de l’Armée de l’Intérieur. Ne m’emmerdez pas avec vos conneries ».
         Il tourna les talons échangea quelques mots avec un autre officier, puis sortit.
         Tel est le récit de mon premier désarmément.
         Finalement, je me retrouvai dans la cour de la brasserie, pour courir la prétentaine, comme par le passé, en compagnie des centaines de désarmés, dominé par le sentiment d ‘abattement et de mortification.


Mikołaj Dunin-Marcinkiewicz. „Renard”, commandant du groupe d’assaut „Renard"

(***)

         La grenade que j’avais gardée à la ceinture était la seule marque de ma qualité de soldat armé. Aussi, je ne la quittais plus un seul instant des yeux. Tant que l’avais en main, j’étais un valeureux militaire et une force de feu. Si je la lançais vers les Allemands, cela m’obligerait à rejoindre le groupe des supporteurs.

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         Parmi les soldats d’un détachement passant à proximité, l’auteur reconnaît son collègue d’école- Edek. Il rejoint ce peloton commandé par « Hoberau », appartenant à la compagnie commandée par « Fidèle ». Il reçoit une carabine de fonction. Pour la première fois’il se retrouve à un poste de combat sauvegardant l’accès à la brasserie du côté de la rue Towarowa où se déroulent les combats.

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         Je rentrais à l’intérieur de la brasserie pour quelques instants. Puis, de retour sur la barricade, je constatais une grande animation. Un sniper venait de tirer sur un insurgé endormi sur une civière. La balle s’enfonca dans le mur à quelque 20 centimètres au-dessus de la tête. Les débris de brique et d’enduit lui étaient tombés sur le visage. Je tâtais le mur. Il y avait en effet, un trou. J’en oubliais que le sniper pouvait tirer une seconde fois. Nous scrutions les maisons autour de nous en essayant de deviner d’où avait pu provenir la balle. Elle pouvait venir de trois maisons différentes. Tout autour, dans l’obscurité, se dessinaient les contours de plus d’une centaine de fenêtres. Chacun prit conscience que la chance de retrouver le sniper était quasiment nulle. Mais il fallait réagir à ce tir.
         Nous nous répartîmes en petits groupes de deux à trois personnes pour partir en chasse. « Choucas » était avec moi. Tous les trois, nous grimpions l’escalier jusqu’au grenier, doigts sur la détente. Évidemment, personne. Il faisait noir comme dans un four. Je ne sais pas pourquoi, mais à ce moment précis, chacun soupçonnait que les snipers s’étaient cachés dans les combles. Personne n’eut l’idée de les chercher par exemple au rez-de-chaussée. Comme il n’y avait personne au grenier, il pouvait encore se cacher parmi les civils. Nous descendîmes jusqu’aux caves, là où les habitants passaient la nuit. On appella le concierge pour lui demander si quelqu’un les avait rejoint dans les 30 minutes qui venaient de s’écouler. Personne n’était venu.
         « Y a-t-il des volksdeutche, Allemands, Ukrainiens ? »
         « Non, Il n’y a en pas » – répondirent-ils.
         Tous les civils, excités, se tournèrent vers nous. Pour la première fois de ma vie j’avais l’impression d’être sur la scène d’un théatre. Au début, je me sentais un peu gêné. Mais le respect et la crainte qui étaient visibles dans les yeux des civils me rassurèrent.
         Tout comme la conviction que la carabine et le casque m’allaient très bien.
         Notre mission était terminée. Du coup, il me vint à l’esprit de demander au concierge s’il y avait parmi la population des étrangers n’habitant pas la maison.
         Il y en avait. Ils étaient même nombreux. Nous leur demandâmes de se mettre à l’écart. Mon collègue « Choucas », du haut des marches de l’escalier de la cave, la crosse de carabine sous le bras et le canon braqué sur eux, leur adressa des propos en argot fleuri des quartiers populaires de Varsovie.
         À la lumière des lampes à pétrole et des bougies, ses lèvres paraissèrent encore plus charnues, son nez encore plus tordu et ses oreilles encore plus détachés. Il parlait lentement, mais au fur et à mesure qu’il parlait, il s’emballait disant que « nous, les insurgés, nous nous battons et versons notre sang pendant que eux, cachent des tireurs embusqués ». J’avais honte pour lui et j’essayais d’atténuer par mon attitude l’effet de son emportement.
         Je vérifiais les papiers de la population venue de l’extérieur. Ceux d’une femme d’environ cinquante ans, et d’un garçon de vingt-deux ans, blond, visiblement bien nourri. Ils me tendirent leurs cartes d’identité d’entreprise. Leurs noms : Miller. Mère et fils. Je leur demandais de me donner leurs kenkarte, mais ils n’en avaient pas : ils les avaient oublié en sortant de chez eux.
         « Où habitez-vous ? »
         « Quartier Powisle » – me répondent-ils.
         C’était à quelques kilomètres de là. Ils parlaient polonais impécable, comme si c’était leur langue maternelle. Je me dis qu’un Polonais aurait eu peur de sortir dans la rue sans sa kenkarte. Dans l’hypothèse la plus optimiste, un Polonais privé de sa kenkarte aurait eu la gueule cassée et le corps rouée de coups de pied par les Allemands C’étaient sûrement des volksdeustche, ils avaient dû jeter leur kenkartes.
         « Montrez-moi vos tickets de rationnement » fis-je.
         Ils ne les avaient pas non plus, car ils les avaient laissés chez eux. Je braquai sur eux mon canon et décidai : « vous êtes des volksdeutsche ».
         Ils en restèrent bouche bée et comme paraylsés.
         Nous repechâmes ainsi six personnes, et défilâmes avec elles dans la rue, à la lumière du jour qui commençait à poindre. J’étais convaincu que le sniper ne se cachait pas parmi elles, mais personne d’entre nous n’osait se l’avouer. Nous les alignions sur une petite place, au pied d’une façade à pignon sans fenêtres, face au mur. Je réflechis un instant sur les propos à tenir au jeune homme blond.
         « Ça fait cinq ans que tu manges le beurre des Polonais. Maintenant il te faudra manger le sol polonais ».
         Il ne manifesta, aucune réaction. Pour la frime, je claquais ma culasse, pour l’effrayer. La balle était engagée dans le canon au cas où il aurait voulu prendre la fuite. Jusqu’à présent, je n’avais menacé personne de mort et je me sentais fier de ma formule improvisée.
         Une vague de curiosité et d’excitation déferla sur moi : que ressent-on quand on tue un homme ? Lui fourrer une balle dans le dos ou par derrière, dans le crâne ? Je décidais que cela ne ferait pas bon genre. Jusqu’à présent, je n’avais jamais tiré à la carabine. Mais j’étais aussi animé par la crainte que si j’appuyais mal l’arme contre mon bras, le recul allait me cogner et me casser les dents. Quelque part, à la périphérie de ma conscience, surgit l’angoisse que si je le tuais, je ne pourrais plus jamais réparer mon geste. Je criais en direction de ceux qui étaient acculés au mur :
         « Mains plus haut » – et ils mirent les mains plus haut.
         « Mettez-vous sur la pointe des pieds »- Et ils le firent.
         J’étais stupéfait et excité à la fois de mon pouvoir sur eux. Surtout qu’ils étaient plus âgés que moi.
         Entre-temps, « Choucas » se piqua au jeu, et se mit à vouloir les flinguer tous, sous prétexte qu’ils étaient tous des saboteurs. Il s’apprêta à la fusillade. Mais je m’y opposai. Mes autres collègues me soutinrent. Finalement, « Choucas » se résigna .
         Les captifs qui avaient gardé le visage contre le mur, furent témoins de notre altercation. Sur notre commandement, ils firent maladroitement une conversion à droite, puis avancèrent les mains en l’air dans la rue déserte pour rejoindre la brasserie de Haberbusch. Nous nous tenions en arrière du défilé. Nos bottes à clous résonnaient sur le pavé provoquant un écho.
         Nos gendarmes (certains s’étaient déjà accroché des galons jaunes à l’instar des gendarmes d’avant-guerre) accueillirent les prisonniers à bras ouverts. Ils les parquèrent dans un garage. Chaque jour, le nombre des gendarmes augmentait, alors que le nombre de détenus n’augmentait pas aussi vite. Ils étaient satisfaits de trouver là une occupation qui justifiait de leur présence. D’autant plus, qu’ils n’étaient pas vraiment volontaires pour monter en ligne.


Władysław Wiśniewski „Choucas”

         Grâce à une patrouille effectuée avec ses collègues dans le quartier Wola, l’auteur se procure un uniforme complet d’aviateur allemand, des bottes militaires et un peu de munitions pour son pistolet.

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          J’avais l’allure d’un véritable soldat. Tout ce que je portais était d’origine allemande, depuis les bottes jusqu’au casque. Et ils m’allaient comme un gant. Sur le col de l’uniforme bleu de la Luftwaffe j’avais un chevron orange avec trois oiseaux argentés en vol, distinction qui appartenait certainement à un chef de peloton de la défense antiaérienne. Celles des aviateurs étaient de couleur jaune. Il ne me manquait qu’une ceinture portant l’inscription Gott mit uns. Je me voyais déjà entouré par une foule de civils enthousiastes et par mes anciens compagnons d’infortune de l’époque des promenades improductives dans la cour de la brasserie, dissimulant leur admiration.

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         L’auteur est forcé de retourner à la compagnie commandée par «Renard». Il espère pourtant que cette mutation n’est que passagère, c’est pourquoi il confie aux soins de ses collègues le casque, les munitions et le pistolet. Comme il est de nouveau sans armes, il tente de récupérer une fois encore auprès du lieutenant « Renard » (mais sans résultat) la mitrailleuse qu’il avait prise sur l’ennemi. Il est affecté enfin à une autre unité (celle du lieutenant « Tadzik ») et reçoit une nouvelle carabine de fonction. Il est désigné sur un avant-poste en face du quartier Wola dans lequel se déroulent de lourds combats. C’est de là que sont partis pour lutter contre l’Insurrection les renforts allemands envoyés par Himmler...

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         À peine l’aube s’était levée, qu’un lointain grondement se fit entendre à l’ouest ainsi qu’un bourdonnement sourd qui n’en finissait plus. Les ombres des maisons devenaient de plus en plus courtes jusqu’au moment où la rue se retrouva sous le vif éclat du soleil. Les rails scintillaient comme le tranchant d’un couteau. Les débris de verre étincelaient et l’air vibrait au dessus des pavés embrasés. De rares civils rasaient les murs.
         Ils laissaient une impression étrange, surtout par leur regard. Ce même regard hagard que l’on pouvait retrouver chez les victimes d’un incendie.
         À l’intérieur de la Fondation Staszic, des ombres s’agitaient dans tous les sens : personne ne se penchait au-dehors des fenêtres comme auparavant. Je commençais à réflechir sur l’éventualité d’y faire un saut, en prétextant une raison de service. quand tout à coup, un nuage de poussière s’éleva brusquement, enveloppant une bonne partie de la barricade. La poussière ressemblait à une pelote d’ouate qui resta un moment en suspension dans l’air pour finir par glisser doucement dans le sens du vent. Des débris de pierres tombèrent en pluie sur le carrefour et roulèrent sur le pavé, en rebondissant.
         J’avais lu beaucoup de descriptions de batailles. Pendant les années de guerre j’interrogeais les anciens soldats pour savoir quelle sensation faisait l’explosion d’un obus qui éclatait très près de nous :
         Est-ce que les tympans se rompent ?
         Est-ce que le vent de l’explosion nous précipite par terre en nous coupant le souffle ? Aujourd’hui, j’avais la réponse à mes questions en le constatant de mes propres yeux. D’abord, je me résolus à tirer et je mis mon arme en joue.
         Mais tout de suite je me corrigeais : à quoi bon fourrer une balle de carabine dans le flanc d’une barricade alors que son front est pris sous le feu direct d’un canon ?
         Je courus ventre à terre vers la barricade, mais après une dizaine de pas, la raison m’était revenue et au bon moment, car les Allemands frapèrent deux fois encore. Que faire si l’infanterie montait sur la barricade?
         Tirer et courir ?
         Appeler les renforts ou les appeler tout de suite sans tirer ?
         Soudain, derrière mon dos, un insurgé se mit à crier à tue-tête, en m’engueulant parce que je ressemblais à un Allemand. Il avait déjà braqué sa carabine sur mon dos juste avant d’apercevoir mon brassard rouge et blanc. Je dois ma vie à son sang-froid. Il était un peu sur les nerfs et ne savait pas plus que moi ce qu’il fallait faire, à part tirer. Peu de temps après, quelqu’un d’autre arriva.
         C’était peut-être le sous-lieutenant « Tadzik » en personne, qui rassembla nos avant-postes.
         C’est ainsi que se termina la défense du côté ouest de la rue Towarowa.


Les habitants de Wola massacrés par les Allemands.
En quelques jours, les Allemands fusillèrent environ 40 mille civils (hommes, femmes et enfants).
(Photo: Stanisław Kopf, "Dni Powstania", Instytut Wydawniczy PAX, Warszawa 1984)

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         Avec ses collègues, il prend un autre poste et observe les incendies qui confluent en un mur de fumée se dirigeant vers eux en direction de Wola. Ils sont pris sous le feu des tanks. Les Allemands se rapprochent au point qu’on parvient à entendre leurs ordres. Les insurgés font un repli à l’intérieur des positions polonaises.

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         Un attroupement se constitua au-delà de la barricade. Des civils mélés aux insurgés scrutaient les environs. Comme j’étais le seul à posséder une carabine, je fus tout de suite entouré par quelques hommes adultes qui, pour me faciliter la tâche, repéraient les Allemands. On aurait pu résumer la situation ainsi : quand eux voyaient des Allemands partout, moi je n’en voyais aucun. L‘un me donnait des conseils sur la manière de tenir ma carabine pour que le recul ne soit pas trop violent ; l’autre proposa de tirer à ma place quand il se rendit compte, pour la énième fois, que mes yeux m’avaient trompé. Je commençais à m’énerver et à transpirer non par peur, mais de honte parce que mes conseillers avaient visiblement plus d’expérience militaire que moi. Ils étaient plus rusés et avaient déjà découvert que je ne savais pas tirer à la carabine. Pire encore : je reconnus parmi la dizaine d’insurgés, des anciens camarades de l’époque des rassemblements dans la cour de la brasserie et, parmi eux, le caporal « Jur », mon collègue au temps de la clandestinité. Bien plus tard j’assistais à une scène identique au Mexique. Un matador peu experimenté ne savait pas achever le taureau qui chancelait, à bout de souffle. Le taurreau et le matador se tenaient immobiles et se fixaient des yeux. Des hommes se ruèrent dans l’arène, pour former un demi- cercle autour du matador et l’encourager.
         La pression de l’opinion publique fut à son comble lorsque l’on vit un Allemand, au loin, à la fenêtre d’un mur pignon à une bonne centaine de mètres de là. Je fléchis sous la pression de crainte d’être privé de ma carabine ou dénoncé.
         « N’ayez pas peur. Serrez la crosse contre l’épaule ».
         Mon coeur battait la chamade par crainte de ne pas tenir suffisamement fort la crosse ou d’encaisser un recul en pleine figure. Quel spectacle piteux cela ferait : s’écrouler par terre après le tir et cracher ses dents ! Je visais la fenêtre vide : une fois, c’était la hausse qui était à gauche du guidon, l’autre fois, c’était l’inverse. À chaque fois quand je serrais la crosse contre l’épaule, le canon était dirigé vers le haut. Je me résolus à appuyer sur la détente.
         « Bravo! Vous avez tapé juste à côté du cadre »- me couvrirent-ils de compliments. « Le Boche s’est caché ».
          Je déverouillais la carabine. Elle vint à se bloquer. Je refis la manipulation une ou deux fois. En vain : la douille ne voulait plus sortir. Je sortis la culasse. Ils l’examinèrent et me montrèrent la griffe de l’extracteur qui venait de se casser. Quant à la douille, on ne put l’extraire. La carabine était hors d’usage dès le premier tir. Les spécialistes présents dans la foule de civils m’expliquèrent pourquoi la griffe s’était cassée.

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         Comme sa carabine était hors d’usage, l’auteur se rendit chez un armurier. Il s’avèra que l’on pouvait encore tirer avec cette carabine, mais en effectuant des gestes compliqués comme un mousquetaire au XVIIe siècle. La panne de la carabine eut des effets positifs. En effet, dès le départ de Kurdwanowski, un projectile avait frappé la barricade blessant les civils et les insurgés. Pour un certain temps, l’auteur est envoyé à la Vielle Ville qui était alors loin derrière la ligne du front. Ensuite, il fut envoyé une fois de plus à Wola, en compagnie de quelques insurgés inconnus.

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         Nous étions six dans un appartement obscur dont les fenêtres donnaient sur la rue Chłodna baignant dans la lueur de la lune et dans la clarté des incendies. Juste à droite, on pouvait voir la barricade près de laquelle, dans l’après midi, j’avais cassé ma carabine. A gauche, à 200 mètres, près de la Fondation Staszic, devait se situer une barricade en travers de la rue Wolska, mais qui était devenue invisible à cause de l’obscurité et la poussière. C’était de là que serait lancée l’attaque contre nous quelques instants plus tard. Je reconnaissais le tireur « Petit » à sa voix et à sa grande taille. Quelqu’un se hasarda à jeter un coup d’œil dans la rue. Tout ce qui était vivant s’était entassé près des fenêtres. Nous parlions à voix basse. Peu à peu, je pris conscience que personne ne commandait ici.
          Bientôt, deux tanks se dirigèrent vers nous depuis la petite foire de Kercelak : on entendit le grondement de plus en plus fort des moteurs. « Petit » inventa sur le champ une nouvelle arme antichar. Sur son ordre, nous nous mettâmes à crier :
         « Ouraaa, ouraaa, ouraaa !... »
         Ce qui eut pour effet que les tanks se retirèrent vers Kercelak dans une gerbe d’étincelles.
         Le premier affrontement de ma vie avec les armes blindées se soldait donc par une victoire. Dès cet instant, la voix de « Petit » se mit à porter plus que celle des autres.
         Des obus éclataient au carrefour d’en face et sur la barricade. Le tourbillon de poussière, imperméable à la lueur verdâtre de la lune et à la teinte rouge de la flamme, grossissait comme des choux-fleurs gigantesques. Ils se gonflaient, grandissaient, bouillonnaient et se fondirent dans un nuage compact. Je poussais une armoire devant la fenêtre, afin d’empêcher les éclats d’atteindre l’intérieur de la chambre, au cas où un obus viendrait à frapper le cadre de la fenêtre. Pour la première fois de ma vie j’arrangeais les meubles d’un intérieur comme je l’entendais, sans demander de permission à qui que ce soit.
         On entendait toujours le bruit des moteurs. Les tanks se rapprochaient et lancaient leurs rafales de mitraillettes. Sous les ordres de « Petit », nous vociférions en choeur „ourra, ouraa" et les tanks se retiraient à nouveau. Nous nous réjouissions à la manière des potaches qui avaient réussi à confondre leur instituteur.
         On pourrait être surpris qu’au lieu de crier en polonais „houra", nous préférâmes le cri de guerre russe - „oura". Le „houra" polonais faisait trop scout ! Alors que le „oura" russe était plus menaçant, et rappelait certainement aux Allemands le front de l’Est. Qui plus est, le „houra" polonais était plus difficile à prononcer que le „ourra" russe, surtout pour le crier.
         De nouveau, des obus éclatèrent sur le carrefour et la barricade s’effondra derrière un nuage de poussière. Des silhouettes noires surgirent à gauche, de l’autre côté de la rue. Je tirai, je sortis la culasse, j’enfonçai la barre dans le canon, j’éjectai la douille, je remis la culasse et je vérouillai.
         Les silhouettes avaient disparu alors que les mitrailleuses poursuivaient leurs rafales sans répit. A cause de ma carabine cassée, quelqu’un eut l’idée de m’appeler « Mousquetaire ». Tout le monde prit plaisir à ce surnom de sorte qu’ils en faisaient usage à tout moment : - Mousquetaire par ci- Mousquetaire par là. Mousquetaire a raison. Je savais au timbre de leurs voix qu’ils souriaient.
         Je courus au grenier pour rechercher un poste à partir duquel je pourrais observer toute la rue. Je fis une ronde dans l’obscurité des appartements éclairés par les éclats du feu. J’examinai chaque recoin, sans crainte que mes collègues ne se repliassent sans moi. Jamais dans ma vie, je n’avais éprouvé une telle confiance que celle que j’avais envers ces quelques ombres inconnues. Toutes les portes étaient ouvertes : aucune âme qui vive. Je n’entendais que les claquements des tirs et le martèlement de mes bottes à clous.
         Je découvrais une fenêtre dans le mur latéral donnant à l’ouest, face aux Allemands. Cet endroit était approprié pour y placer un poste de fusil-mitrailleur. Si ce n’était la fumée, on aurait pu sans doute apercevoir de cet emplacement les contours de la Fondation Staszic. Je dégringolais l’escalier. L’obscurité était si épaisse qu’on devinait à peine nos silhouettes. Nous étions réduits aux ombres et aux voix. Ce qui ne nous empêchait pas de bien nous comprendre comme si nous avions passé toute la vie ensemble ou que nous étions nés sous la même étoile.
         Ici, personne ne donnait d’ordres. Si quelqu’un lançait une proposition sensée, tout le monde la mettait en oeuvre. Quand je criais « Mettez l’armoire près de la fenêtre », tout de suite ils étaient trois ou quatre à m’aider sur le champ.
         Nous étions un îlôt de vie, dans cette maison vide près d’une rue embrasée au moment où la nuit commençait à tomber. Je ne me rapelle plus de l’identité de ceux qui étaient avec moi : à coup sûr, je ne les avais jamais vus auparavant et je n’en reverrai aucun d’entre eux après. A l’exception de « Petit ». Si quelqu’un parmi eux est toujours en vie, le seul souvenir qu’il aura gardé de moi, c’est qu’il y en avait un parmi les six qu’on avait surnommé le Mousquetaire.
         Désormais, il n’était plus possible de se pencher au- dehors. Je reconnaissais le bruit qui m’était déjà devenu familier – le sifflement des balles glissant sur le mur de notre maison. Ce que je ne manquais pas de signaler aux autres. Les Allemands avaient du repérer les étincelles de nos tirs. Il était temps pour nous de changer de poste.
         Les tanks recommencèrent à rouler lentement, ce qui nous amèna à utiliser, cette fois encore, notre „Wunderwaffe” infaillible – « Ouraaa!, ouraaaa ! », ce qui eut pour effet – et on pouvait bien s’y attendre – que les tanks s’arrêtèrent. Je me rendis aux toilettes. La porte se referma sur moi sans que je la touche. Je sautai à l’extérieur des toilettes et je vis tout le monde cracher, renifler et s’essuyer le visage.
         « Mousquetaire- à ton poste de combat ! »
         Des silhouettes noires apparaissaient à gauche. Je tirais, reculais au fond de la chambre, sortais la culasse, enfoncais la barre dans le canon, éjectais la douille, remétais la culasse et vérouillais. J’entendis d’autres tirs aux fenêtres. Des mitrailleuses lourdes déferlaient, sûrement dans notre direction. D’un coup, mes camarades furent saisis d’une grande excitation : il y avait deux Allemands abattus couchés en travers, de l’autre côté de la rue. J’observais attentivement l’endroit, mais je ne voyais rien. Ils me les pointèrent du doigt en me décrivant exactement leur position. Je pus n’en identifier qu’un seul. Mais je ne disais rien afin d’éviter les railleries du style : « Mousquetaire, enlève tes lunettes ». L’Allemand gisait au pied de deux petites colonnes. On aurait dit que son uniforme s’était enflammé. Au dessus du cadavre, une maison était en flamme. Plus je le regardais, moins le corps ressemblait à un être humain. C’était peut-être quelques chiffons qui brûlaient lentement. Je courus à la brasserie pour demander du renfort.


Józef Gołębiowski „Petit" du Groupe d’Assaut „Renard"

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         Se dirigeant vers la brasserie, l’auteur rencontre une compagnie d’insurgés bien armée. Excité, il présente à son commandant la situation difficile sur le poste qu’il défend avec ses collègues. Il reçoit une nouvelle carabine et est promu caporal devant le front de la compagnie alignée. Dans le quartier Wola, la situation se complique : certains détachements se replient vers la Vieille Ville. Les renforts allemands effectuent une percée profonde sur l’axe Ouest-Est, en coupant la Vieille Ville du Centre Ville. Dans le quartier Wola, dans les alentours des cimétières, le groupement « Radosław » oppose une rude résistance à l’ennemi, ce qui permet d’organiser la défense de la Vieille Ville. Entre-temps, l’auteur rejoint ses collègues de la troupe de « Fidèle ».

(***)

         Après la nuit, juste après le petit déjeuner, un rassemblement du bataillon entier fut ordonné au jardin Krasinski. Il paraissait que nous allions évacuer Varsovie. Faisant face à l’école, nous étions déployés en demi-cercles au milieu des arbres, par compagnies : « Klim », « Branche », « Edward », « Renard »...
         Un autel de fortune fut installé au pied du mur de l’école pour une messe de campagne. Messe sans étendards, sans orchestre, sans uniformes, presque sans armes. Messe de campagne avant la bataille ! Bien évidemment, il n’y aura aucune bataille : on va se tailler dans quelques instants. Pourquoi donc cette comédie? Les officiers marchent la main dans la main avec les prêtres et nous font croire que Dieu est de notre côté. Nous perdons notre temps pendant que les Allemands nous encerclent.
         Ces réflexions me remuaient la bile, mais je ruminais ma colère en silence. Pendant la messe, je m’agenouillais et me levais comme tout le monde. Je regardais à la dérobée mes camarades en essayant de deviner s’ils le prennaient au sérieux. L’aûmonier fit une bénédiction et nous administra absolutio in articulo mortis- étions-nous vraiment à deux doigts de la mort ?
         Tant de fois déjà, les récits de telles scènes avaient excité mon imagination :
Chevaliers et chevaux en armures, forêt de lances sur les vallons de Tanneberg en 1410. Le soleil naissant rougit les lames des baïonnettes et des faux sur le champ de la bataille de Maciejowice en 1794. Forêt, nuit, lune, insurgés de 1861 s’agenouillant sur la neige fusils en main.
         Cela me fit froid dans le dos. Autour de moi, il n’y avait que des visages graves, émus, absorbés.
         Pour retrouver mon équilibre mental, je me mis à philosopher... et à penser : « quels sont ceux parmi qui auront la chance de rentrer chez eux ? ». J’observais chacun de mes camarades, comme pour deviner quel serait le sort de celui-ci, ou de celui-là ... En fait, chacun pensait que le malheur serait pour les autres, mais pas pour lui ...
         Après la messe, nous nous apprêtâmes à quitter la ville. Une surprise nous attendait : une incursion aux entrepôts situés à Stawki.


Photographie prise pendant la messe de campagne décrite par l’auteur.
Au premier plan l’aûmonier Henryk Cybulski „Czesław” administrant une absolution In articulo mortis

         Ces entrepôts allemands pris par les troupes de „Radosław” contenaient, en plus d’articles alimentaires, des quantités énormes d’uniformes de camouflage allemands. Dès lors, cela permettra que tous les défenseurs de la Vieille Ville porteront des uniformes homogènes. Le caporal « Enjambée » enfile lui aussi son treillis de camouflage.Ce qui constitue déjà la troisième couche de vêtement qu’il porte. C’est le onzième jour de l’Insurrection. Les troupes de „Radosław” se retirent de Wola vers la Vieille Ville. Le groupe de „Fidèle” prend part à l’attaque contre Stawki, afin d’aider les troupes de „Radosław” dans leur repli.

(***)

         Le capitaine « Galet » apparut. Sur son ordre, nous partîmes en suivant un guide : nous parcourûmes une rue, longeâmes quelques murs, traversâmes un dépôt de tramways. Les tirs devenaient de plus en plus nourris. Nous fîmes escale dans une sorte de cabane sans toit, entre deux murs ou plutôt entre deux cloisons de roseaux et de béton. Une simple balle aurait pu les transpercer facilement. J’avais l’estomac vide. Je croquais quelques morceaux de sucre. J’avais entendu dire que les marathoniens se réconfortaient de cette façon.
         La canicule s’abattait sur nous, il n’y avait aucun mouvement d’air. Tout mon corps était trempé d’une sueur visqueuse et épaisse. Nous reprîmes notre route d’un pas rapide. Bientôt, nous vîmes un espace large et dégagé. Il s’agissait d’un talus au pied duquel s’étendaient les cultures de jardins familiaux. On n’entendait plus les tirs isolés, mais un vrombissement continuel. J’étais paralysé par la peur ; je savais que cela se terminerait mal. Je ressentais la vibration de l’air sur mon visage. Aucun mur, aucune protection, à l’exception de modestes arbustes. Les officiers, debout sur le talus, nous indiquaient la direction de l’attaque et nous poussaient plus avant. L’un d’eux hurla dans ma direction :
         – Toi, aux lunettes, sois pas trouillard !
         Je descendis le talus en courant et je tombais à terre au milieu des arbustes. Quelques instants plus tard, une partie du groupe de « Fidèle » se réunit. « Hoberau » nous conduisait. Nous nous lançâmes au pas de course et tombâmes à plat ventre. Nous rampions parmi les pommiers, poiriers, pruniers, tournesols, et autres tomates ; nous glissions sur les patates, carottes, persils, betteraves. A chaque fois que je relevais la tête tout en restant allongé, mon casque Luft-Hilfs-Dienst me tombait sur mes yeux et je devais sans cesse le réajuster. Çà et là on apercevait les masures de briques des propriétaires des jardins. Je m’efforçais de sauter de l’une à l’autre pour trouver un abri. « Oncle » hurlait sur nous :
         « Comme vous vous déplacez, vous allez vous faire repérer et ils connaîtront la direction de l’attaque. Déplacez-vous donc en zigzag ! »
         Je ne comprenais pas où il voulait en venir. Quoi qu’il en soit, les Allemands savaient que nous courions vers eux. Son hurlement me réconfortait. Je transpirais à grosses gouttes dans mon uniforme en laine d’aviateur et sous le treillis imperméable SS.
         En plus de l’uniforme, s’ajoutait un sac à dos rempli de chiffons, et d’une bouteille de cognac. L’estomac me brûlait. Ma langue restait collée à mon palais et le sucre, faute de salive, avait peine à se dissoudre dans ma bouche. Il dégoulinait en un flot épais au fond de ma gorge. Je suffoquais. Je ne pouvais plus ni avaler ni cracher. J’aurais du prendre de l’eau plutôt que de la vodka. Ma grenade artisanale me gênait. La sueur mouillait mes lunettes et m’innondait les yeux. Je devais sans cesse m’essuyer le front et les sourcils, réajuster le casque autrement. Mon champ de vision s’était réduit. Si un casque LHD convient aux sapeurs-pompiers parce qu’il descend jusqu’au dos, il devient carrément un handicap quand il s’agit de ramper.
         Il n’était pas question de tirer sur les Allemands : nous n’avions aucune idée de l’endroit où ils pouvaient se trouver. De plus, on ne voyait rien à travers les broussailles. Nous regardions derrière nous, en direction du talus duquel nous prîmes le départ pour une course en zigzag. Enfin, le talus disparut derrière le feuillage. « Oncle » et « Hoberau » se relevèrent les premiers et s’assurèrent que nous avançions bien en ligne et à ce que nous ne nous perdions pas dans les broussailles. Mais notre groupe devenait de plus en plus clairsemé : Edek avait disparu quelque part. La visibilité était médiocre. A peine d’une dizaine de mètres. Tout le terrain éclatait en de minuscules lopins de terre cerclés par quelques groseillers épineux, groseillers noirs et framboisiers. Il y avait ici une quantité énorme de petits arbres fruitiers et de tournesols. Je devins de plus en plus calme et commençais même à prendre plaisir à la situation. Jusqu’alors, hormis du bruit, personne n’avait souffert d’aucun mal. Nous ne nous relevions plus, mais avançions ventre à terre. On aurait pu croire que ça n’était pas nous qui étions pris pour cible, si ce n’était une poire qui tombait de temps en temps, des prunes qui se répandaient, un bruit dans la cime d’un arbre ou bien une feuille verte tournoyant dans l’air. Les hautes rames des tomates surgissaient du sol. Quelqu’un, couché sur le dos, essaya d’attraper quelques pommes ; à peine gaula-t-il le premier fruit avec sa crosse, que d’autres tombèrent d’eux-mêmes.
         De petits nuages de fumée pullulaient l’atmosphère à une douzaine de mètres d’altitude, loin derrière nous. Habillés en treillis de camouflage, nous pouvions difficilement être repérés.
         Rampant à plat ventre jusqu’à la lisière des jardins, nous vîmes une petite vallée couverte d’herbe, une clôture éventrée et un rehaussement de terrain sur lequel se dressaiant trois bâtiments : un blanc, un rouge et un rosé. Un espace de quarante mètres s’ouvrait face à nous. Allongés sur le sol, nous nous efforçions de repérer les Allemands.
         C’est au moment où nous étions prêts pour l’assaut, que je me rendis compte que j’avais perdu ma grenade. Elle avait dû se décrocher pendant que je rampais à travers les broussailles. « Hoberau » se dressa, parcourut près d’un tiers de la distance sans avoir été abattu. A notre tour, nous nous relevions pour courir le rejoindre. En quelques instants, nous atteignîmes des bâtiments. A gauche, à l’autre bout de la voie ferrée, on aperçut d’autres insurgés. Ils pénètrèrent dans le bâtiment juste avant nous. Sur le quai était posté un canon léger à cadence rapide de 20 milimètres braqué sur les jardins. A côté, un énorme amas de douilles d’or cuivré. Je pris une de ces douilles et la mis dans la poche gauche de mon treillis sans savoir que je faisais là l’un des gestes les plus importants de ma vie.


Stanisław Pietras „Hoberau"


Mieczysław Kalinowski „Fidèle"


         La Vieille Ville est calme. Les troupes du bataillon „Chrobry” sont logées dans un immense et solide édifice en béton armé appelé « Galerie Marchande de Simons ». Cette position est située à l’ouest du front de défense de la Vieille Ville.

(***)

         La Galerie de Simons devint une sorte de marché aux esclaves. De jour comme de nuit, quelqu’un déboulait, demandait des renforts en hommes. Ce n’était plus comme à l’époque de la brasserie : « je veux deux hommes couillus ! » et la foule de volontaires se pressait... On emmenait dix, vingt ou trente bénévoles. Les guides nous conduisaient jusqu’au front, c’est-à-dire sur la « ligne », comme il était d’usage de l’appeler. Cela fortifiait notre conviction que, lorsque les autres craquaient, c’est à nous que l’on s’adressait pour soutenir le firmament, telle la vieille garde napoléonienne. Notre sommeil n’était plus régulier. Après chaque engagement, nous nous afalions sur nos matelas, et comme nous ignorions le moment où nous serions lancés à l’assaut, nous ne prenions même plus la peine de nous déshabiller. Une autre raison, était aussi la crainte du vol qui était omniprésent. D’abord, nous arretâmes de nous laver, à l’exception de quelques rares amateurs de propreté. Nous changions seulement nos culottes et nos chemises. Les vêtements sales étaient jetées aux ordures. On se donnait du bon temps ! Vînt ensuite la fin des changements quotidiens du linge : nous n’avions plus le temps ni l’energie nécessaire pour perquisitionner les entrepôts et briser la résistance des gardes. Quand personne ne me voyait et pour améliorer la ventilation, je distendais les brides de ma blouse et déboutonnais les deux braguettes : celle du treillis et celle de l’uniforme Luftwaffe. Les chaussettes qui, sans être trempées de sueur, étaient trop usées, étaient jetées et aussitôt remplacées par des chaussettes propres. Jusqu’au moment où la réserve disponible dans mon sac à dos s’épuisa. C’est alors que j’enfilais les deux dernières paires de chaussettes, convaincu de la fin imminente de l’Insurrection. Mais j’ignorais que la défense de la Vieille Ville était encore loin de son moment culminant et que l’Insurrection elle-même entrait à peine dans sa phase initiale.


Soldats du bataillon „Chrobry I” dans le Jardin Krasiński pendant la période précédant la bataille de la Vieille Ville

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         Commencement des combats avec les Allemands faisant pression sur la Vieille Ville du côté des ruines du Getto. L’auteur participe à l’une des contre-attaques.

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         Il m’était parvenue aux oreilles à plusieurs reprises qu’une unité bien armée, appellée „Zośka", stationnait non loin de nous, 4 rue Nalewki. J’allais voir de quoi ils avaient l’air. Les insurgés se tenaient debout dans la cage d’escalier, ni trop fourbus ni trop alertes, suffissamment malpropres, mais plus poussiéreux que sales. Je ressentis tout de suite la force qu’ils dégageaient, accentuée par la fatigue visible sur leurs visages. Ils parlaient peu. Je compris tout de suite que les pattes oranges de la Luftwaffe rabattues sur la blouse du treillis, la ceinture d’officier incrustée et le sac à dos couvert de fourrure étaient aussi impressionants qu’une plume de paon fixée sur la housse du casque. Ils s’arrêtèrent net de parler au moment où je montrais, comme par hasard, le brassard couleur lie de vin portant l’inscription Groupe d’Assaut «Renard». Je fus comme foudroyé par le sentiment qu’ils savaient quelque chose sur la guerre que j’étais encore incapable de comprendre.
         Un mois après la guerre, au milieu des ruines de Stettin, un soldat allemand émacié et dépareillé s’approcha de moi pour me demander du feu. À cette époque curieuse, les Allemands ne trouvaient pas d’allumettes. Alors que les Polonais disposaient d’allumettes allemandes. Ce soldat allemand n’était ni grand, ni blond, ni jeune, mais il fallait le voir quand il alluma la cigarette et me rendit les alumettes en me remerciant d’un geste modeste mais expressif ! On arrivait à reconnaître les vrais soldats à certains signes caractéristiques. Ils avaient une certaine harmonie dans leurs gestes, ou plutôt un calme propre à ceux qui avaient approché la mort, sans jamais en être victime. Comme si tout ce qui était superflu s’était calciné au plus profond de leurs âmes et pour toujours.


Soldats du bataillon „Zośka”

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         La bataille de la Vieille Ville s’intensifie. Il n’est plus possibile de se promener dans les rues, à cause de l’intensité toujours croissante des tir. Le caporal „Enjambée” prend part à quelques attaques, de jour comme de nuit, contre les Allemands.

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         Un matin, il me vint la fantaisie d’inspecter la ligne de défense polonaise pour visiter nos voisins à droite. Edek le faisait souvent. Je ne me souviens plus exactement quel était le motif de ma visite. Il se peut que le jeu de cartes ne correspondait pas, à mes yeux, à l’esprit de l’époque que nous étions en train de vivre. Ou alors je tenais à rencontrer nos collègues très populaires du bataillon „Parasol", les agacer et vérifier s’ils étaient aussi bons soldats que nous. J’envisageais aussi de rendre visite aux autres détachements pour assouvir ma curiosité et pour en imposer à mes collègues de chez « Fidèle » par ma connaissance des affaires militaires. Pour nous, les „Parasoliens" étaient des lascars, les mieux placés pour savoir quand et par où il fallait déguerpir. Edek était mon guide spirituel et mon idéal. Il continuait à m’apporter des nouvelles provenant du point de contact de l’AK et de l’entité communiste secrète, sources qui n’étaient pas forcément bonnes ni fiables, mais toujours intéressantes.
         Je sortis par une large fenêtre de notre dortoir à l’arrière de la salle vide. J’escaladai l’échelle à l’arrière de la galerie, et traversai les petites cours me séparant de la rue Długa jusqu’à la Place Krasiński. Il avait plus simple, mais aussi plus risqué : sortir par la porte de la Galerie donnant sur la rue Wyjazd.
         Le tronçon terminal de la rue Dluga, situé entre les rues Wyjazd et Przejazd, ressemblait à un rectangle allongé fermé par un édifice massif de cinq étages. A gauche, des maisons de hauteur inégale. A droite, l’édifice plat de l’Arsenal, au-delà duquel s’étendaient des ruines éparses de petites maisons.
         L’époque des promenades libres dans les espaces ouverts était à jamais révolue. Le danger venait non seulement des lance-grenades et de l’artillerie, mais aussi des balles « perdues ». Au-delà de l’Arsenal enveloppé par la fumée, se dressait le clocher de l’église, élancé, haut, d’un gris clair, dont la texture ressemblait à des entrelacs de rails soudés, à l’instar d’une tresse ou d’un poisson-scie. C’est un peu plus tard que nous découvrîmes un lien entre le clocher et les balles « perdues ».
         Au- dessus de l’entrée du Palais Krasiński pendait un parapluie noir déployé, emblème du détachement qui y était cantonné. Ce détachement était déjà le plus réputé, sinon le plus célèbre de la Vieille Ville. Ce qui faisait l’objet de critiques concordantes de la part aussi bien des partisans du nationalisme que de l’internationalisme, appartenant à la compagnie de « Fidèle ». On accusait surtout „Parasol" de faire sa propre publicité et de dissimuler sa lâcheté. Plus d’une fois, alors que nous nous affairions sur la place, équipés de tout notre attirail, avec des foulards colorés autour du cou, on nous demandait si nous étions soldats de „Parasol". C’était prendre un Français pour un Belge. Quand nous partions pour une contre-attaque, nous les tournions souvent en dérision:
         « Tiens ! encore une fois, „Parasol" a tourné casaque ! ».
         Le nom lui-même, facile à mémoriser, faisait penser à une époque où la pluie était considérée comme un des problèmes de la vie quotidienne. En Pologne, un parapluie dans les mains d’un homme était parfois consideré comme un signe d’effémination ou d’habitude de vieux garçon. Un lieutenant qui portait un parapluie ne pouvait être promu capitaine, à moins qu’il n’eût pour beau-père un général. Visiblement, les Polonais faisaient peu de cas des Anglais dont l’empire fut construit sans qu’ils se séparassent jamais de leur parapluies ou de leurs bottes en caoutchouc.
         Ce fut la première fois de ma vie que j’entrais dans un palais sans demander la permission, sans guide, chaussé de bottes à clous. J’y étais déjà venu vers l’âge de onze ans, avec toute ma classe, encadré par mon instituteur. A l’époque, on n’avait pas le droit de toucher à quoi que ce soit. Comme dans n’importe quel musée, il fallait couvrir les chaussures de pantoufles souples, afin de ne pas rayer le parquet ni le salir. A l’étage, il y avait une salle de bal avec quelques « parasoliens », enfoncés dans des fauteuils antiques éloignés des fenêtres. Ils jetaient des regards furtifs sur le jardin. Le décor était constitué par de grands miroirs fissurés, de figures de déesses en pierre blanche égratignée.
         On parle souvent de la grandeur de la mort. A ce moment précis, j’éprouvais la grandeur de la fin d’une civilisation. La visite d’un collègue appartenant à un autre bataillon ne suscita chez eux aucune surprise. Pour commencer, nous échangâmes des informations relatives à la situation militaire sur nos positions respectives. Nous nous échangeâmes ensuite des conseils. Je finis par exprimer des regrets du fait de leur échec pour n’avoir pas pu garder entre nos mains Stawki et la Gare de chemin de fer. Sur quoi ils me répondirent qu’eux-mêmes ainsi que d’autres troupes avaient déjà pris la gare, mais qu’il n’y avait rien à défendre là- bas mises à part les voies ferrées et quelques baraques n’offrant aucune protection. Ce qui me frappait dans leur attitude c’était l’absence d’enthousiasme au sujet de l’Insurrection voire une sorte d’abattement. Immédiatement, j'avais l;impression qu’ils critiquaient l’Insurrection, mais au fond ils l’appréciaient énormement.
         A la lisière du parc, au pied du mur, se trouvait le banc où, une semaine plus tôt, je m’étais assis en compagnie de « Bajkop ». J'avais ramassé une balle de carabine encore chaude. Je l'avais mise dans ma poche et maintenant, je ne manquais pas de la montrer à chaque occasion. Non loin de là, face à la fenêtre, gisait dans l’herbe l’épave calcinée d’une Citroën. Il n’y a pas si longtemps encore, elle devait être recouverte d’un vernis sombre luisant.
         « Ils sont bourrés de munitions » fit le « parasolien » avec amertume.
         « Ils savent bien qu’il ne peut plus y avoir personne dans une voiture située entre les deux lignes. Mais ils ne peuvent pas s’empêcher de lancer sur elle une rafale inutile. »
         J’observais de plus près la voiture. En effet, on voyait bien que la carcasse brûlée était trouée comme une écumoire. Comme un affamé ne comprendra jamais qu’il arrive à un repu de manger pour se distraire, nous ne comprenions pas d’avantage pourquoi ils farcissaient cette voiture de tant de projectiles. Les Allemands tiraient des quantités effarantes de munitions. Au début, cela nous terrifiait, puis on jugea que ce gaspillage était le signe de poltronnerie. Ce fut ensuite la morosité qui nous gagna avant d’être remplacée par la torpeur et le désespoir.
         Les sentiers dessinaient des lacets parmi les arbres et les buissons noyés dans la lumière du jour. Depuis l’occupation allemande le jardin n’avait sans doute plus été entretenu. Aussi était-il envahi de mauvaises herbes. C’était peut-être la première fois depuis des siècles que ce jardin des ducs Krasinski était vide malgré la canicule.
         Tapis en lisière du parc et marinant dans leur transpiration, quelques centaines d’hommes en casques, casquettes, chaussures, chaussettes de lin, les yeux fixés sur le feuillage, frissonnaient à chaque mouvement de branches ou de bruissement de feuilles.
         J’étais arrivé avec une attitude combattive, prêt à saisir toute occasion de décontenancer ces loyalistes et propagandistes. A l’instant, j’avais un ton plutôt positif ou réservé. Je décidais de ne pas poursuivre mes visites sur d’autres positions. L’époque du scoutisme, comme le disait naguère le sous-lieutenant « Kenar », qui avait probablement sucombé, était finie. La situation était telle, que chaque jour semblait être l’avant-dernier.


Soldats de „Parasol”

(***)

         L’ennemi n’utilisait plus la population civile comme bouclier humain pour préserver ses tanks et son infanterie. Cet écran devait permettre aux Allemands de s’approcher sans pertes à une petite distance de nos positions. Les insurgés qui étaient armés principalement de revolvers ne tiraient de toute façon qu’à une très courte distance. Au moment de l’échange de tirs, l’écran se dispersait à moins qu’il n’ait été bien contenu. Si les Allemands tiraient sur les civils en fuite, ils s’exposaient au feu des insurgés. S’ils tiraient sur les insurgés, les civils s’évadaient impunément. S’ils tiraient sur les uns et sur les autres, leur puissance de tir s’en trouvait divisée par deux.
         On attribua aux alliés occidentaux le fait que les allemands arrêtèrent d’utiliser des « boucliers humains ». Il me revient cependant que quelqu’un affirmait : « les civils ne sont plus poussés devant les tanks parce que les os bloquent les patins des chenilles et ça empêche les tanks de tourner ».

(***)

         Les insurgés défendent l’Arsenal. Une barricade relie l’Arsenal et les locaux de cantonnement du bataillon situés dans la Galerie de Simons. Le canon pris pendant l’attaque contre Stawki se retrouve sur la barricade.


Jardin Krasiński et insurgés du bataillon „Chrobry I” avec le canon pris sur l’ennemi


(***)

         Vers cinq heures de l’après-midi, sans aucune préparation d’artillerie, les Allemands basés dans la Maison Blanche se précipitèrent dans la rue Nalewki, à gauche, pour attaquer notre flanc droit du côté du jardin Krasinski. J’étais debout, appuyant le canon de ma carabine dans l’orifice de la meurtière, quand leurs silhouettes sombres surgirent soudainement devant moi. Avant que j’eusse le temps d’appuyer sur la détente, ils étaient déjà sur la chaussée. Ils attrapèrent la clôture en treillis. Je tirai, j’introduisis la balle dans le canon, je mettai en joue et au moment où je m’apprêtai à viser, je m’aperçus que quelques corps immobiles jonchaient déjà la rue. C’étaient nos canonniers qui ne s’étaient pas laissés surprendre ni effrayer et qui avaient déchargé au canon.
         Le lieutenant Branche surgit en compagnie de quelques insurgés. Lorsqu’il vit que l’un des Allemands se relevait, il mit l’homme en joue. Mais l’un de ses hommes lui abaissa le canon de sa carabine :
         « Mon lieutenant, un Polonais n’achève jamais les blessés ! »
         L’Allemand, regagna la Maison Blanche en titubant.


Examen de la situation sur le front dans le quartier du commandant de la 1ère compagnie dans la Galerie de Simon


(***)

         Le spectacle des cadavres suscitait en moi des refléxions philosophiques sur la mort. Je me donnais des allures d’homme pensif. Et je me livrais à des élucubrations que j’aurais eu honte de prononcer à haute voix. Ces réflexions étaient plus ou moins de cette nature :
         « Que de choses ce mort aurait-il pu réaliser dans sa vie »
         J« Combien de souffrances lui ont été épargnées »
         « Nous ne nous rencontrerons plus jamais après la guerre »
         « Il ignore même qu’il n’est déjà plus en vie »
         Pour une jeune vie, la mort est aussi surprenante que la vue des bottes d’officier luisantes placées sur le bas-côté de la route...
         Malgré la canonnade environnante, le calme était saisissant, renforcé, par l’immobilité des corps. Je mémorisais pour l’après-guerre l’endroit où étaient tombé ces gendarmes : une dizaine de pas à compter de la porte du jardin Krasinski dans notre direction, entre deux fentes dans le soubassement de la clôture.
         Je m’efforçais de deviner ce que faisaient les Allemands en face de nous en ce moment... sans doute, faisaient-ils comme nous et contemplaient-ils les morts. Nous avons tous des souvenirs ineffaçables. L’un des souvenirs gravé profondément dans ma mémoire ést celui de ce carrefour empoussiéré, la végatation de chaque côté, une bande de ruines roussâtres au loin, des corps éparpillés baignés dans la lumière oblique du soleil et la joie de la victoire.

(***)

         Bien évidemment, comme tout le monde, je prenais soin de ma santé, mais le spectacle des balles picorant la muraille d’à côté, ne me faisait éprouver ni terreur ni réflexion dans le style « dulce est decorum pro patria mori » ; ça ne parvenait même plus à me couper l’appétit. Ces derniers temps, je n’avais plus peur à l’avance. Pas même la peur qu’on ne me tire dessus dans les 5 minutes à venir. J’éprouvais la peur, uniquement au moment où je me faisais canarder. Mais ni avant ni après.

(***)

         Que voyaient les Allemands quand ils regardaient dans notre direction depuis le ghetto ? Hormis notre imposante barricade reliant la Galerie à l’Arsenal, on ne voyait qu’un barrage à l’entrée des arcades. Ce barrage, construit à l’aide des dalles du trottoir possédait des trous symétriques. Les meurtières ressemblaient à une décoration théâtrale. Le barrage aurait pu résister à un obus de petit calibre, mais le canon de 88 milimètres dont étaient habituellement équipés les « tigres » et les canons autopropulseurs l’auraient soufflé d’un seul tir. A l’évidence, pour les Allemands, personne ne pouvait se cacher derrière les dalles. C’est pourquoi ils s’acharnaient seulement sur la barricade, la Maison Blanche et l’angle de la Galerie, nous prenant pour de vrais soldats. Quoique adversaires, ils nous combattaient dans le respect des règles de l’art de la guerre, dont nous n’avions aucune idée. S’ils avaient tiré sur le barrage au-dessus des arcades, il aurait fallu nous récupérer, comme on dit, à la petite cuillère !

(***)



Incendies ravageant l’ouest de la ville
vus du côté de l’Arsenal
Au premier plan, on voit le mur de l’ancien Ghetto de Varsovie


Barricade sur la rue Nalewki
reliant la Galerie de Simons et l’Arsenal

(***)

         La position dans l’Arsenal est exposée au feu systématique des tanks et des canons autopropulseurs allemands. L’auteur prend part à un assaut nocturne, extrêmement dangeureux, contre un poste de défense allemand situé dans la « Maison Blanche », en face de l’entrée du jardin Kraiński. Son courage est récompensé par la promesse d’obtention d’une Croix de la Vaillance Militaire. Cependant, d’un point de vue formel, il ne recevera jamais cette distinction. Les Allemands s’acharnent sur la barricade et la font exploser finalement à l’aide du « goliath » - petit char téléguidé, farci d’explosifs. Un des « goliaths » explose à proximité de l’auteur, alors qu’il se cache derrière la barricade. Une explosion gigantesque lui fait perdre connaissance et provoque une contusion de l’oreille. Cette contusion dont il souffrira jusqu’à la fin de l’Insurrection. Son collègue Edek est blessé. A cette période, la Vieille Ville est déjà aussi détruite que Stalingrad. Les Allemands pénètrent dans l’Arsenal et sont séparés des insurgés par un no man’s land de 10 à 30 mètres. De temps en temps, la ligne de défense se situe à l’intérieur de la Galerie de Simons. A un moment, les Allemands ont pénetré à l’intérieur de la Galerie, coupant un groupe d’insurgés parmi lesquels se trouvait l’auteur. La situation est critique, mais on réussit à lancer une contre-attaque. Pendant la contre-attaque, une mitrailleuse allemande tire avec acharnement sur l’auteur se cachant derrière quelques briques éparpillées. Il s’avérera plus tard qu’il doit sa vie à la douille du canon qu’il avait prise pendant l’attaque contre Stawki. En effet, la douille dans sa poche avait formé un écran qui avait ralenti la vitesse de la balle tirée par la mitrailleuse ; la balle avait percé la douille sans la transpercer et se retrouvait maintenant à l’intérieur de la douille, sonnant comme un hochet. Ce jour-là, l’auteur vivra encore une autre aventure...

(***)

         Tout à coup, le sous-lieutenant « Marian » me demanda de prendre avec moi, un de nos jeunes de dix-sept ans, agent de liaison « Moucheron », et de courir à toute vitesse jusqu’à la porte de la maison nº 44/46 de l’autre côté de la rue Długa, là où se seraient installés les Allemands. Tout en courant, je remis à sa place la culasse ruisselante d’huile. A peine avions-nous atteint la porte, qui heureusement était fermée du côté de la rue par une grille en fer forgé, qu’un stuka hurla au dessus de nous, depuis le toit. On racontait que les Allemands larguaient des bombes qui explosaient avec un retardement de 16 secondes. J‘hésitais un instant à sauter dans la cour de l’immeuble. Mais il me traversa l’esprit que si « Marian » m’avait choisi c’était justement parce qu’il avait confiance en moi. D’ailleurs, je n’entendis même pas le fracas de la bombe qui percuta le toit et les planchers. Comme nous nous tenions debout dans l’encadrement de la porte de l’immeuble, n’importe qui pouvait nous voir depuis la rue. Je décidai donc de me replier quand j’aperçus une fissure qui était en train de gagner le plafond, tout en s’élargissant lentement, comme au ralenti. Je secouai « Moucheron ». Nous êumes tout juste le temps de réculer de trois pas en direction de la cage d’escalier, sans nous retourner, avant que des ténèbres absolues nous enveloppent complètement.
         Je ne sais pas ce qui m’étouffait le plus de la peur ou de la poussière. Les sons étaient devenus comme étouffés : un grondement, un craquement, un bruissement et enfin le silence. Je me décidai à entrouvrir les paupières. Nous étions toujours dans l’obscurité, mais la lumière du jour s’intensifiait progressivement, pour évoluer depuis un noir intense, en passant par des teintes rousses jusqu’à la pleine luminosité du jour. « Moucheron » se tenait debout à côté de moi. C’était comme si un aspirateur nous avait craché de son ventre. Nous pouffâmes d’un rire nerveux. Je m’essuyai le visage, j’expectorai et crachai. Toute la porte s’était effondrée à l’exception d’un petit espace qui permettait de se glisser vers la grille du côté de la rue. Il nous était devenu impossible de rejoindre les nôtres en traversant la cour. Par contre, la cage d’escalier était restée intacte. Il nous suffisait de monter jusqu’à l’entresol et de là, sauter.
         « On va attendre ici un moment » – dis-je à « Moucheron »
         Un deuxième risque d’attaque était probable. Si nous sortions maintenant, nous nous exposions à la prochaine bombe. Et deux bombes ne tombent jamais deux fois au même endroit.
         Cette décision n’était pas dictée vraiment par mon expérience militaire. En effet, je tenais à ce que mes collègues se tourmentassent un peu, en pensant que nous étions morts. A ce moment là, nous ressurgirions du dessous des gravats comme de l’intérieur d’une tombe. Je gardais sur moi toute la poussière qui m’enveloppait des pieds à la tête, pour renforcer mon effet. Quant à « Moucheron », eût-il résisté au poids de mon autorité, cela n’aurait servi à rien. En tant que subalterne, il était obligé de suivre mes ordres. J’avais eu raison parce que le stuka suivant s’approchait en descendant sur nous.
         Comment décrire cette sensation à quelqu’un qui ne s’est jamais trouvé couché sous les bombes ni sous le feu de l’artillerie. C’est comme chez le dentiste : on est assis dans un fauteuil, on serre les mains contre les accoudoirs, le savoir-vivre nous empêche de crier, et il est trop tard pour s’enfuir. Dans la molaire, il y a un grand trou et quelque part, en un point bien précis, le nerf de la dent est mis à nu. Au lieu de forer le trou à l’aide d’une foreuse moderne à jet d’eau tournant à 300 mille tours par minute, le dentiste utilise l’antique machine à pédales. On prie Dieu qu’il ne tape pas sur le nerf. Le corps se raidit, inondé de sueur. Le dentiste arrète de forer. On pense qu’il vient de terminer alors qu’il est en train seulement de corriger la pédale...
         Le stuka piqua droit sur nous. Je serrai les paupières et ressentis un souffle. Nous nous saisîmes par les mains et la nuit nous envahit à nouveau. J’étouffai, je lâchai la carabine pour me protéger le visage avec les mains et respirer entre les doigts. C’était une sorte de tintement, de cliquetis et de sifflement de crépi qui retombait en poussières.
         Quand tout se calma, je savais que c’était moi qui étais toujours debout, que personne ne me déterrait, mais que je ne réverrais personne car cette obscurité resterait pour toujours.
         J’ouvrais lentement les yeux ; il faisait si noir que je n’avais même plus la certitude de les avoir ouverts. Je ne bougeais pas pour ne pas tomber dans un trou. Je tâtais autour de moi et touchais « Moucheron ». Ça commençait à s’éclaircir. Le plafond s’était écroulé sur l’escalier derrière nous ; à notre droite, l’explosion avait creusé un trou dans le mur. La journée était à peine commencée et voilà que j’étais en train de ressusciter pour la deuxième fois déjà. Nous escaladions les décombres avec prudence, en les tâtant du pied pour vérifier qu’elles pourraient résister au poids de notre corps. En sautillant d’un bloc de gravas à un autre, nous rejoignîmes la cour de l’immeuble. « Hoberau » avait déjà entrepris de faire venir une équipe pour nous déterrer. Je doute qu’ils eussent pu faire grand chose, surtout sous le feu des lance-grenades.
         Nos collègues, rayonnant de joie en nous voyant, nous racontaient comment les stuka avaient piqué au ras du toit. Qu’ils avaient perdu tout espoir de nous revoir vivants. Que lorsque le mur s’était écroulé ils pensaient bien qu’ils nous avaient vu pour la dernière fois. « Moucheron » se comportait comme si de rien n’était. Il s’essuyait le visage de la poussière qu’il avait reçue, ainsi que son uniforme. Il avait des gestes lents et posés, bien que cette journée eût été la plus difficile de sa carrière d’insurgé.

(***)

         Description d’une journée de repos.
         Quand le détachement de l’auteur a été retiré de la ligne du front et renvoyé au fond de la Vieille Ville.

(***)

         Notre détachement s ‘arrêta dans un petit immeuble ancien au 13, rue Freta. Comparées à la Galerie de Simons, les maisons d’ici ressemblaient à des maisons de cartes postales.
         Ça devait être notre dernière heure passée dans la Vieille Ville. Le lendemain, nous aurions pu observer la bataille depuis les greniers du quartier Zoliborz et, le surlendemain, depuis la Forêt de Kampinos. Nous étions couchés dans une cour minuscule. Quand il n’était pas indispensable d’être debout, nous nous couchions tout de suite en fermant les yeux. L’endroit était tellement calme que même le spectacle du ciel couvert d’étoiles ne parvenait pas à nous tenir éveillés. A ce moment-là j’ignorais encore que les lance-grenades allemands étaient installés à moins de trois cents mètres sur la route Wisłostrada longeant la Vistule. En revanche, nous étions à une distance de sept cent cinquante mètres de la Galerie. Ce qui nous donnait l’illusion d’être protégés des Allemands par une mer infinie des maisons et que chaque maison était une forteresse.
         Malgré le fait que nos unités sœurs faisaient continuellement l’objet de critiques et de railleries, j’ai toujours pensé qu’ils étaient probablement meilleurs soldats que nous. A cette seule pensée, je retrouvais du courage. J’ignorais moi-même si je pouvais me considérer comme quelqu’un de courageux. Bien que maintes situations dangereuses m’aient déjà prouvé que je l’étais, je m’aperçus qu’un simple détail était en mesure de m’épouvanter et de me déprimer. Je me mis donc à douter de mon propre courage. Et si ce n’était chez moi qu’une façade ? Et si tout cela n’était que dissimulation. Ce n’était qu’un jeu, un grand jeu. Certains croyaient que je ne dissimulais pas. À mon tour, j’observais attentivement les intrépides et je m’inquiètais qu’ils ne dissimulassent comme moi. Je n’arrivais pas à croire que, pour un homme, la fin de la vie puisse être sans importance. Que se serait-il passé au moment où nous nous avions révelé mutuellement tous nos secrets ? Ceux qui étaient héroïques, sans devoir faire appel à un masque, devaient être constitués de molécules différentes.
         « Wlad »?... « Renard »?... « Wilit »?... Quand les mitrailleuses s’acharnaient sur nous, au lieu de s’effrayer, « Wilit » devenait furieux. Il avançait le menton. Ses dents du bas rencontraient celles du haut. Il se mettait ainsi en position de mordre, sans aucune trace de peur.
          Caporal « Jur »?... Un fonctionnaire hésitant, poli, exact et méthodique. Il ne s’exposait pas aux balles de sa propre initiative, mais il n’y avait aucune trace de peur sur son visage, même lorsqu’il était en fuite. S’agirait-il dans son cas d’un soldat-né qui se serait égaré par hasard dans la vie civile pour retrouver maintenant sa vraie nature ? Quand je pense à lui, il me vient à l’esprit cette anecdote mettant en scène un paysan donnant des préceptes à son fils avant le départ de celui-ci pour Cracovie où il devait fréquenter une école :
         « Ne marche pas en tête, ne traîne pas en arrière, sans forcément rester au milieu ».
         Par contre, « Hoberau » était un exemple de civil déguisé en soldat. Je me l’imaginais assis dans un bureau, en train de fouiller dans ses documents. Même quand il passait un savon à quelqu’un, sa voix montait tout en restant basse : c’est comme s’il criait en chuchotant. Parfois il fléchissait, mais sans jamais rompre. Il puisait quelque part la force qui lui permettait de sauter de poste en poste entre deux tirs pendant que les autres se cachaient dans des abris.
         Sophie Kos et « Wanda la Juive » passaient à l’attaque avec nous, sans armes. Pendant les assauts nocturnes, elles rampaient en tête du groupe. Sous le feu des lance-grenades, elles se faufilaient plusieurs fois par jour entre la Galerie et le commandement pour porter des rapports. Que ressentaient-elles ? Aucune peur ? Elles croyaient peut-être que la mort n’était pas une fin définitive à l’existence.

(***)

         La ligne du front traversant la Galerie de Simons s’est maintenue jusqu’à la fin des combats dans la Vieille Ville, c’est-à-dire jusqu’au début de septembre 1944.

(***)

         Ici, on risquait sa vie à chaque instant. Naturellement, on se battait en risquant sa vie, mais on s’enfuyait aussi en risquant sa vie. On était débout sous le ciel en risquant sa vie et on se cachait dans les caves en risquant sa vie. On sortait dans la cage d’escalier pour faire ses besoins : on y risquait sa vie. On vivait en risquant sa vie.

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         Quand Hoberau m’informa qu’il m’avait proposé pour la médaille, l’envie de la Croix de la Vaillance Militaire prit chez moi des proportions carrément suicidaires. Aussi, faillis-je d’être décoré à titre posthume ou ne pas être décoré du tout. Ce ne fut que ma rencontre avec le « goliath » qui me ramena à la raison. D’autres vécurent la même évolution. Plus personne ne ressentait la peur au moment de quitter à la hâte le poste vers lequel se tournait le tube d’un canon. Si le temps le permettait, on avertissait ses voisins et l’on se cachait dans un repaire prévu à cet effet.
         Au cours des deux semaines qui s’écoulèrent, le souffle de la guerre arracha de notre queue presque tous nos plumets de paon. Désormais, c’était à grande peine qu’on arrivait à se reconnaître soi-même. Les treillis de camouflage avaient perdu leurs jolies couleurs de futaie, de bouleaux au temps du printemps tardif. Quant à mon treillis, aux couleurs d’un « automne polonais », il faisait plutôt penser à des feuilles mortes, tombées l’automne précédent. Les visages s’étaient assombris, les joues s’étaient creusées. Les écharpes en couleurs restaient au fond des sacs à dos.

(***)

         Les blessés voulaient savoir dans quels secteurs se battait la Wehrmacht, par opposition à la police et aux SS. Pour nous, c’était un sujet qui nous préoccupait peu. Il n'était pas question de nous rendre aux Allemands, de toute façon: « bastos dans la tête ». En vain j’essayais de les réconforter parce que rien ne pouvait changer la différence fondamentale entre nos situations respectives. C’était comme si une vitre nous séparait. Leur unique espoir, c’était la capitulation immédiate des Allemands ou l’entrée des Russes. Ils ne se faisaient aucune illusion sur l’évolution de leur état d’ici l’entrée des Allemands. Nous, qui étions sains, nous ne pouvions nous fier qu’à nos jambes.
         Dans la Galerie, nous étions un peu isolés, alors qu’ici on disposait de nouvelles fraîches apportées par les blessés et provenant de tous les fronts de la Vieille Ville. Parmi les nouvelles horribles, il en arrivait aussi des bonnes, mais qui évoluaient d’heure en heure. Ce qui avait pour effet de nous saper encore plus le moral. Les blessés n’avaient aucune influence sur leur destinée. En conséquence la seule chose qu’ils pouvaient faire, c’était de consulter leurs montres et de calculer le temps restant jusqu’au soir. Depuis le matin, l’artillerie s’acharnait sur le clocher de l’Église de Garnison juste à côté. Aussi comptaient-ils les explosions pour tuer le temps et calmer leurs nerfs.
         Je regardais un soldat allemand qui était Autrichien, couché au coin du débarras où s’entassaient les blessés. En apparence, il nous ressemblait en tout point, mais en fait il était différent. Nous, les Polonais, nous vivons toujours sous le joug du péché originel et sommes forcés de faire pénitence tout le temps. Alors que lui, Autrichien, tous le reconnaissaient comme étant des leurs. Chacun d’entre nous aurait aimé être Autrichien à l’époque où nous vivions. Les nôtres étaient polis envers lui, non seulement parce qu’il était Autrichien et qu’il pouvait sauver des blessés au moment où ses collègues viendraient, mais aussi parce qu’un Polonais cherche toujours à ce que les étrangers parlent bien de lui.


Restes des insurgés blessés brûlés vivants par les Allemands dans la Vieille Ville
(dans la cour intérieure des Archives Nationales)
(Photo: Stanisław Kopf, "Dni Powstania", Instytut Wydawniczy PAX, Warszawa 1984)

(***)

         Comme d’habitude, au lieu des oiseaux, l’arrivée du jour était annoncée par des tireurs embusqués. La pénombre se logeait encore dans les recoins, les failles et les crevasses, au coin des fenêtres. Aussi était-il facile de croire apercevoir une forme humaine là où, en fait il n’y avait personne. Des pistolets mitrailleurs, des mitrailleuses, des canons à cadence rapide lançaient des salves comme au ralenti, comme s’ils gémissaient, avant de se mêler à la partie. Ils étaient suivis de plus gros calibres et n’en finissaient plus. Toute cette mitraille qui se fondait pendant le jour en un vrombissement strident continuel est indescriptible. On pourrait oser une comparaison avec l’ambiance sonore que l’on éprouve lorsque devant une chute d’eau des tonnes d’eau se précipitent au-dessus de nos têtes. Ou encore comme si l’on se trouvait dans une immense grotte où des milliers de machines à écrire crépiteraint sous les doigts agités de secrétaires capables de taper une page à la minute.
         Et pourtant, il y avait toujours un moment dans la journée où tous ces bruits s’arrêtaient d’un seul coup, le temps d’une fraction de seconde. Cela provoquait la même impresssion de suprise que si la chute d’eau avait cessé de tomber, suspendue dans l’air, ou si les milliers de secrétaires s’immobilisaient au- dessus de leurs claviers. Et puis, dans l’instant qui suivait, c’était comme si une armée entière appuyait sur la détente au même instant.

(***)

         En fait, je préférais entendre les bruits de la mitraille plutôt que silence toujours trompeur et sournois. Un bon soldat est capable de deviner ce qui est en train de se tramer uniquement à l’oreille. Tout comme un indigène dans la jungle de l’Amazonie reconnaîtrait sans ouvrir les yeux qui cherche la peau à qui.

(***)

         Depuis deux jours, rien de particulier n’était à signaler dans notre secteur entre la Galerie et la rue Długa. Cela ne voulait pas dire pour autant que le front se fut figé. Nous, comme les Allemands étions si bien dissimulés dans les décombres et avions des tirs si bien réglés que toute attaque par surprise était devenue impossible. Ils n’avaient aucune chance s’ils engageaient une attaque diurne. Tout comme nous, nous n’avions aucune possiblité de lancer une attaque nocturne. Une semaine auparavant, il était encore possible de ramper le long de la rue Nalewki jusqu’à la Maison Blanche. Désormais l’espace s’était réduit à tel point que le no man’s land n’existait pratiquement plus. Un téméraire qui aurait risqué de courir une dizaine de pas en direction de la Maison Vide ou de l’Arsenal se serait heurté à un barrage de projectiles comme à une barrière de barbelé– tant il y avait d’armes automatiques du côté allemand. Selon toute vraisemblance, les Allemands suivaient la même logique, n’attaquant plus avec leur infanterie.
         Pendant que j’étais de service entre la Galerie et la rue Długa, le long de la ruelle Wyjazd ou bien dans l’entrepôt des carrélages, les Allemands firent plusieurs tentatives de mouvements au travers de la rue Nalewki jusqu’à la Galerie. Mais ils furent vite repoussés pas des contre-attaques.
         C’est seulement quand j'étais de retour dans la Salle des machines-outils que j’apprenais de telles nouvelles parce que le poste dans l’annexe était plus isolé qu’on aurait pu l’imaginer au premier coup d’oeil. Bien qu’il y eut une visibilité sur les deux cours, il était impossible d’observer ce qui se passait à l’intérieur de la Galerie. On ne voyait que le mur pignon sans fenêtres, les ruines empêchant l’accès à la grande fenêtre. Vue depuis l’entrepôt des carrélages, la Galerie s’apparentait à un cuirassé lointain, alors que son front, touchant rue Nalewki, était comme un pays lointain : au-delà de sept montagnes, au-delà de sept rivières.
         Durant tout le siège de la Galerie, j’eus seulement deux fois le courage de traverser la grande galerie, par peur de l’inconnu. C’était notre technique de dissimulation parmi les décombres : on savait exactement où il était possible ou pas de rester. Les balles picoraient les briques à droite et brisaient l’enduit à gauche. Il fallait savoir rester couché calmement au sol aussi longtemps qu’un char n’annonçait pas sa visite. Je passais ainsi des heures entières à la porte de l’annexe regardant la pluie d’éclats ou de débris de briques balayer par rafales les deux cours à mes côtés. Il arrivait aussi que la nausé me prenait ou bien qu’un tremblement m'ébranlait jusqu'aux os.

(***)



Vue du carrefour des rues Długa et Bielańska depuis l’intérieur de la Galerie de Simons
– au fond on voit les immeubles contrôlés par les Allemands. Photographie prise pendant les combats.

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         Une semaine de soldat de la Vieille Ville représentait 168 heures de travail, ce qui faisait près de 700 quarts d’heure et combien de minutes ? Quand la mitrailleuse s’acharnait sur moi, le temps se dilatait au point que je ne calculais plus les minutes, mais les secondes. Il y a une semaine encore j’étais bien naïf par comparaison avec l’homme que j’étais devenu désormais.
         Le présent m’absorbait à tel point que je n’avais même plus envie d’écrire des mémoires pour l’histoire. Même si quelqu’un m’aurait conseillé d’écrire, j’aurais pensé, quel que soit le jour de l’insurection, qu‘il était trop tard pour écrire, que tout ce qui était essentiel était déjà derrière moi. Écrire des mémoires, ne fût-ce que cinq minutes par jour, aurait été du temps de perdu pour vivre, voire survivre. Le présent ressemblait à un trait de lumière éblouissante fin comme la lame d’une épée, tranchant à toute vitesse les ténèbres absolues, découvrant l’instant d’un éclair, des visages, des configurations, des horizons et des contours à chaque fois différents.
         Dès que les joues s’arrêtaient de brûler et le pouls redevenait normal, l’événement vécu sombrait dans le passé comme les tours de la roulette du casino : le tour nouveau efface le tour précédent.
         Plus longtemps durait l’Insurrection, plus il était difficile d’en imaginer la fin, bien que chaque jour semblât être l’avant-dernier.Tant de sensations et d’images s’accumulaient avec une telle vitesse, que le début s’estompait dans le brouillard de la mémoire par trop sollicitée. C’est comme si ce n’était plus moi-même, mais mon frère jumeau qui se serait battu naguère dans le quartier Wola.
         Je n’avais vu jusque-là sur l’écran, aucune image de la guerre car j’avais obéi au code déontologique de l’intelligentzia polonaise sous l’occupation qui interdisait de fréquenter le cinéma. Je n’avais vu aucun reportage tourné sur la ligne du front. Aussi me lançais-je dans l’Insurrection sans aucune préparation, même visuelle. J’avais beaucoup évolué depuis l’époque de Wola, comme si j’avais brûlé les étapes entre la crèche et l’université. S’il nous était permis encore une fois, soldats que nous étions, de défendre la ligne de la rue Chłodna, nous aurions pu résister à ces quelques tanks et au bataillon de criminels SS en jouant au bridge.

(***)

         Je passais et repassais sans arrêt dans mon imagination, les possibilités d’échapatoires. Par exemple :
         Me déguiser en civil... mais je rejettais aussitôt cette idée car je ne pouvais me résoudre à me séparer de mon arme. Et de toute façon, nous aurions tous été massacrés.
         Me faufiler seul à travers les lignes allemandes sous le couvert de la dernière nuit ? Je n’oserais jamais le faire seul. Par contre, avec Edek, je pourrais prendre le risque...
         Me vint une meilleure idée : me planquer dans les décombres d’une maison détruite, au fond d’une espèce de fente formée par deux blocs de mur, où personne n’aurait le courage de fouiller. Tant de fois déjà je m‘étais imaginé une telle scène : les insurgés n‘étaient plus là. La nuit et le silence autour. J‘étais seul, blotti dans la fente. La lumière du jour commençait à filtrer. Tout à coup, un hurlement familier : - Rrraus, rrraus, alle raus! Rien qu’à y penser, je suffoquais ...
         Explosions sourdes de grenades qu’on lance dans les caves pour inciter ceux qui sont encore à l’intérieur à sortir au plus vite.
         Martèlement de pas ... tirs secs et isolés de revolvers ... on achève les blessés ... cris ... aboiements vagues ... Rafales de mitraillettes ... sur des suspects que l’on supprime ...
         Ça se calme ... bruit de pas, des voix ... on passe au peigne fin les ruines ... explosions de grenades ... une rafale courte de temps en temps ... tirs isolés.


Après la chute de la Vieille Ville, les Allemands fouillent les ruines abondonnées par les Insurgés.
(Photo: Stanisław Kopf, "Dni Powstania", Instytut Wydawniczy PAX, Warszawa 1984)

(***)

         D’habitude, on m’attribuait comme compagnon quelqu’un qui fut moins expérimenté ou bel et bien un blanc-bec de l’ancienne compagnie de „Renard”. Pour les autres, c’était pareil, bien qu’on vît souvent « Tzigane » et « Pierrot » ensemble. Dans les moments difficiles, je tentais d’être près de « Wilit », « Volontaire », « Petit », « Jabłoński ». Je remarquais aussi plus tard que d’autres insurgés se rapprochaient de moi aux moments du danger. Ce jour là, j’étais incapable de dire si j’avais moins peur que les autres ou si je simulais plus efficacement. Je ne pouvais pas m’imaginer blessé, comme il y a des gens qui n’arrivent pas à croire que le monde puisse encore exister après eux. Malgré cette certitude, je restais très prudent.
         Avec beaucoup d’application je choisissais l’endroit pour me placer : ici ou un demi-pas plus loin ? Je planifiais avec exactitude l’arrangement des meubles. Tous les insurgés, fussent-ils très rompus au combat, n’étaient pas aussi prévoyants. Je ressemblais à un saltimbanque préparant son numéro ou à un chirurgien responsable et expérimenté, soucieux de tout élément pouvant augmenter la chance de survie du patient.

(***)

         Tout à coup, au crépuscule, je fus terrifié à l’idée que les Allemands voulaient nous tuer et qu’ils étaient si près de nous. J‘allais mourir, mourir, mourir... et ce verbe ne me lâchait plus, ne fût-ce qu’un instant. Plus il résonnait en moi, moins je le comprenais. Je scrutais les visages de mes collègues pour y découvrir des traces de la peur. S’enfuiront-ils ? Je craignais de m’endormir. J’ouvrais à nouveau les yeux pour vérifier s’ils étaient toujours là. Heureusement, les insurgés étaient toujours là, se faufilant entre les machines-outils. « Wilit » sortit une bouteille de cognac et faisait une tournée parmi nos compagnons de chez « Fidèle » en leur versant une bonne gorgée dans les verres.

(***)

         La situation devint plus calme. Bien que les munitions pour les armes anti-char anglaises « piat » se soient épuisées, il nous restait encore un peu d’essence en stock. Les tanks étaient menés à la baguette et se mettaient toujours en dehors de la portée d’une bouteille d’essence. La guerre s’était transformée en une guerre de tranchées. Pour décrire ce qui se passait, il faudrait répéter toujours les mêmes choses. Autrefois, les récits de bataille étaient plus faciles pour le lecteur qui y trouvait plus d’agréments : des grenadiers aux pantalons bleus et aux bretelles blanches, portant des vestes rouges transperçaient à coups de baïonnettes des cannoniers vêtus de noir, des hussards aux schakos jaunes emplumés qui s’enfuyaient devant des uhlans aux pantalons oranges ...
         La guerre mobile des temps modernes est peut-être moins spectaculaire, mais ses récits n’en sont pas moins captivants. Des tanks qui écrasent des rouleaux de barbelés et, allumés par les bouteilles d’essence, se mettent en fuite tels des flambeaux vivants, sautent sur les mines, les avions tombent comme des comètes embrasées...
         La guerre des tranchées rend la lecture plus atone. Ici, c’est comme si la mort avait mis un chapeau magique : on ne la voit pas s’approcher. On la voit seulement quand elle frappe. Et encore : on ne la voit pas toujours.
         Jadis, ce qui suscitait la terreur c’étaient des bras, des jambes et des têtes coupées ou une flèche emplumée enfoncée dans la poitrine. Maintenant, quelqu’un tombé au combat avait le même aspect que s’il était vivant. Sauf son teint blême.
         Soudain, l’air éclate au-dessus de la tête ou au-dessous du sol comme dans une guerre de fantômes. Comment la décrire sans ennuyer le lecteur ? Il n’est pas question de lui rappeler pour la énième fois, que les mitrailleuses et mitraillettes font feu sans répit, comme il est inutile de préciser, dans un roman dont l’action se situe en temps de paix, que son héros se nourrit quatre fois par jour, réspire seize fois par minute et ainsi de suite. Mais comment ne pas le rappeler ? N’eût été les balles, on aurait pu dire que c’étaient des manœuvres habituelles ou un pique-nique organisé.
         Quiconque voulant décrire une guerre moderne se heurte au même problème. C’est pourquoi les auteurs inventent un tas de verbes pour agrémenter leur récit. Dans leurs livres, les mitraillettes, ne se contentent pas de tirer comme à l’habitude, mais mitraillent, corrigent le tir, rafalent, en plus, elles crachent, crépitent, bourdonnent, claquent, giclent dans tous les sens, fauchent, aboient, jappent, répliquent avec rage, crachent le feu, caquettent, coudent, crachent du plomb, balayent de leur feu, fouettent, fouettent à ravir (dans l’hypothèse où ce sont les nôtres), giflent soudainement ou gloussent, quand il faut.
         Les armes, comme les êtres vivants, possèdent leurs vocabulaires spécifiques.
         Le projectile d’un lance-grenades tombe sans aucun bruit, comme un faucon. À condition de ne pas se tenir trop près. On peut le reconnaître à son « chchChCh » entendu au moment même où il frappe.
         Un autre obus annonce sa venue par un grondement, comme un animal galopant à travers le ciel.
         Le lance-missiles muni de six doigts beugle comme une vache rauque six fois de suite. Quelques secondes après, si les missiles vous survolent, vous pouvez entendre un gazouillis délicat haut dans le ciel, suivi d’un tapotement « vlan vlan vlan vlan CLAC ». Comme si quelqu’un claquait une porte cinq fois de suite pour la fermer avec fracas pour la sixième fois.
         La „Grosse Bertha" hurle d’une voix indescriptible, faisant penser à une hybride à la Mitchourine – ambulance croisée avec un hypopotamme. Je n’ai jamais entendu le son d’un hypopotamme, mais au spectacle de sa geule écartée au moment où il avale un pain, on peut avoir une idée de la texture de sa voix.
         L’obus de „Bertha" perd de l’altitude et se tait pour un moment. Si vous manquez d’expérience, vous pensez : un raté. Soudain, des débris de maisons et des éclats giclent jusqu’au ciel... tout autour siffle, grince, râle, ronfle et bourdonne comme si ce n’était pas un obus, mais un piano qui était tombé du ciel.
         J’avais peu d’intérêt pour tout ce qui hurlait et gargouillait, … Plus le son était fort, moins il me préoccupait, parce que la cible d’un tel obus se situait quelque part au fond de la Vieille Ville.



Depuis l’ancien Ghetto détruit en 1943, les Allemands pilonnent la Vieille Ville en utilisant des armes lourdes (Photo: Stanisław Kopf, "Dni Powstania", Instytut Wydawniczy PAX, Warszawa 1984)

(***)

         D’aussi loin que l’on puisse voir (de telles figures de style se rencontrent souvent dans les descriptions poétiques des champs de bataille), les cheminées pointaient tristement vers le ciel, les balcons pendaient désespérement, les fenêtres exhibaient sinistrement leurs orbites creuses, les crevasses des murs découvraient leurs dents, les tôles entonnaient leurs mélopées grinçantes... Chaque jour, le Jardin Krasiński vieillissait d’une semaine. Les feuilles devenaient jaunes et tombaient. Ce qui confèrait un aspect insolite à ce petit bois aux couleurs d’automne tardif alors que la canicule tombait du ciel.


Ruines de la Vieille Ville, on voit, au loin, le marché central.
Photo: Wiktor Brodzikowski, Warszawa 1945-1950 w fotografiach; wydawnictwo Brodzikowski, Warszawa 2005

(***)

         « Wlad » était le plus mystérieux des officiers et ne correspondait à aucune catégorie. D’une part, il était plein de vie, plaisantait, s’arrêtait quand il pouvait échanger quelques paroles. Il ne levait pas la voix et marchait d’un pas vigoureux. Etait-il vêtu en gilet, on reconnaissait en lui un soldat... Ce qui était frappant, c’était son visage gris, serein et pourtant indifférent. Il ne trahissait ni crainte, ni tension, comme s’il avait réssusité et savait tout sur la mort. C’est pourquoi peut-être qu’on disait qu’il buvait de l’éther.Il se déployait quelque part au-dessus de la Galerie de Simons, tel son génie tutélaire. On somnolait plus calmement en sachant que, quelque part là-haut, veillait « Wlad », sniper aux yeux de faucon. Il m’arrivait aussi de sourire lorsqu’il s’arrêtait dans la Salle des machines-outils, répliquant aux taquineries amicales. On dit qu’un bon commandant est un père du régiment. « Wlad » méritait le titre d’oncle ou de grand-père du bataillon. Car il était impossible de deviner son âge. Un de ses hommes m’avait raconté qu’un jour, ils escaladaient le sommet de la Galerie. Plus ils montaient, plus ils devaient se mettre à quatre pattes pour continuer à avancer. « Wlad » se rapprocha de la fenêtre pour scruter les alentours avec ses jumelles. Comme d’habitude, il avait le sentiment que c’était le dernier regard sur le monde. « Wlad » repéra un lance-grenades embusqué et tendit ses jumelles à mon interlocuteur, qui n’eut pas d’autre choix que de les prendre. Il se mit à côté de « Wlad » et approcha les jumelles de ses yeux.
         « Tu vois ce fils de pute ? » – demanda le capitaine.
         « Oui, oui, mon capitaine. »
         En fait, il n’avait rien vu, mais comme il ne voulait pas avouer à « Wlad » qu’il avait peur, il restait avec les jumelles collées aux yeux, les mains tremblantes, autant de temps qu’il le fallait.


Capitaine pilote Wiktor Dobrzański „Wład”

(***)

         La synthèse des rapports affluait des différents fronts du monde et des secteurs de la Vieille Ville, tantôt retardés, tantôt anticipés. On pourrait la résumer ainsi :
         Vendredi, 18 août: Les Américains ont pris Chartres et Orléans. Dans la Vieille Ville, on a repoussé l’attaque contre la Maison de la Monnaie, la Caisse d’Epargne, l’usine Quebracho, la Cathédrale, le palais Mostowski, la Mairie et le palais Blanka. L’adversaire s’est emparé de l’Eglise Kanoniczki.
         Samedi: Les Américains ont franchi la Seine au nord de Paris. Dans la Vieille Ville, on a refoulé les attaques contre la Caisse d’Epargne. Des combats font rage à l’intérieur de la Cathédrale. L’adversaire a pénétré jusqu’à la rue Bielańska, en s’emparant du secteur situé entre le palais Radziwiłł et la Banque de Pologne. Une contre-attaque depuis le palais Radziwiłł le répoussa jusqu’à la rue Tłomackie. L’assaut contre la Mairie depuis l’Opéra et l’Eglise Kanoniczki a été repoussé. L’adversaire a conquis l’usine Quebracho, cependant une contre-attaque a permis de reprendre l’usine, à l’exception des garages. Le palais Mostowski résiste.
         Dimanche: Les Russes ont lancé une offensive sur la Roumanie, les Américains ont franchi la Seine au sud de Paris. Dans la Vieille Ville, l’ennemi s’est emparé du palais Radziwiłł et de l’aile nord de la Banque de Pologne. Les attaques contre la rue Boleść, la Mairie, le palais Blanka, l’hôpital Jana Bożego et la Maison de la Monnaie ont été repoussées. Le palais Mostowski est abandonné à l’ennemi. Le soir, l’adversaire a pénétré dans la salle des chaudières de l’hôpital Jana Bożego.
         Lundi: Les Russes ont percé le front en Roumanie. Les Américains ont pris Versailles et Fontainebleau. Dans la Vieille Ville, après le dynamitage de la position ennemie, l’aile nord de la Banque de Pologne a été reconquise. L’ennemi a été repoussé du palais Radziwiłł et de l’Eglise Kanoniczki. A 12h00, à travers une crevasse dans le mur, un détachement ennemi avec un tank a pénetré à l’intérieur de la Cathédrale. L’infanterie a été repoussée, mais il n’a pas été possible de s’approcher du tank. Le soir, l’ennemi s’est emparé de l’imprimerie de la Caisse d’Epargne. Les attaques contre la Mairie, le palais Blanka et l’hôpital Jana Bożego ont été repoussées.
         Mardi: Les Russes ont pris Jassy. Les Américains ont supprimé la poche de Falaise. Dans la Vieille Ville, l’ennemi a pris les ruines à l’est de la Maison de la Monnaie. Les attaques contre la Mairie et Kanoniczki ont été refoulées.
         Mercredi: Les Français et les Américains ont fait une percée jusqu’à Paris où il y a une insurrection. Coup d’état en Roumanie, Antonescu est emprisonné. Dans la Vieille Ville, on a repoussé les assauts contre l’hôpital Jana Bożego, les garages de Fiat et la Maison de la Monnaie.
         Jeudi: Les Russes se sont emparés de Kishiniev, les Anglais ont pris Grenoble. Les Américains ont encerclé Paris. Des combats de rue dans Paris. Dans la Vieille Ville, les attaques contre la Maison de la Monnaie, l’usine de Fiat, la rue Boleść, la Cathédrale. L’ennemi s’est inflitré dans le secteur occidental de l’hôpital Jana Bożego, dans une contre-attaque on a nettoyé l’hôpital, mais l’ennemi résiste dans la chapelle de l’hôpital. Le palais de Radziwiłł est pris par l’ennemi.
         Vendredi: Les Anglais sont à Avignon, la 6e armée allemande est encerclée près de Kishiniev. Les Allemands capitulent à Paris. Dans la Vieille Ville, les attaques contre la Mairie, Kanoniczki et la Maison de la Monnaie ont été repoussées. Le palais Radziwiłł a été reconquis.
         Samedi: La Bulgarie déclare sa neutralité. Les restes de la 6e armée capitulent. La place forte Ismailla dans l’embouchure du Danube tombe entre les mains des Russes. Dans la Vieille Ville, les assauts contre la Banque de Pologne, la Mairie, le palais Blanka et la rue Boleść ont été repoussés. L’ennemi envahit le palais Radziwiłł, Quebracho et le secteur au milieu de la Maison de la Monnaie. Lors d’une contre-attaque nocturne, l’ennemi est repoussé de la Maison de la Monnaie, les insurgés maîtrisent le rez-de-chaussée et le premier étage alors que l’ennemi contrôle les étages supérieurs. Vers le soir, l’ennemi situé dans la nef centrale de la Cathédrale est repoussé. On n’a pas réussi à neutraliser l’ennemi qui s’était introduit dans l’hôpital Jana Bożego.
         Dimanche: Les Anglais ont pris Marseille. Les Russes ont pris Galacz à l’embouchure du Danube. Les Américains ont franchi la Marne. Le matin, dans la Vieille Ville, l’ennemi s’est emparé de la nef centrale de la Cathédrale, une contre-attaque a permis de nettoyer l’intérieur de la Cathédrale. Dans l’après-midi, l’ennemi a pénétré de nouveau à l’intérieur de la Cathédrale. Depuis l’usine Quebracho, l’ennemi a attaqué la rue Mostowa. Dans la Maison de la Monnaie, on a reconquis une partie de l’aile occidentale.
         Lundi: Les Anglais ont pris Toulon. Dans la Vieille Ville, l’ennemi s’est emparé des ruines de la Cathédrale et de la Maison de la Monnaie. On a reconquis les entrepôts de l’usine Quebracho. On a repoussé les assauts contre l’usine Fiat, la Mairie et la rue Mostowa.
         Mardi: Les Russes sont dans les faubourgs de Bucarest, les Américains ont pris Reims. Dans la Vieille Ville, l’adversaire s’est emparé du front de la Mairie et du palais Blanka et de l’Eglise Kanoniczki. Dans une contre-attaque, une partie de l’église a été reconquise. L’assaut contre la rue Mostowa.
         Mercredi, 30 août: Les Russes sont à Ploesti et à Bucarest. Dans la Vieille Ville, l’ennemi a été repoussé de la Mairie et du palais Blanka. Des attaques contre la rue Mostowa ont été repoussées. Les attaques de l’ennemi lancées depuis la Maison de la Monnaie et depuis l’hôpital Jana Bożego visant l’usine Fiat ont été repoussés, cependant l’ennemi a réussi à s’introduire dans les entrepôts de Fiat.



Combats dans la Vieille Ville: à gauche, les Allemands ..... à droite, les insurgés (Photo à gauche: : Stanisław Kopf, "Dni Powstania", Instytut Wydawniczy PAX, Warszawa 1984,
photo à droite: Witold Romański w "Powstanie Warszawskie 1944 okiem polskiej kamery",
Wydawnictwo Interpress Warszawa1989 r.)

(***)

         Il portaient « Wlad » enveloppé dans un plaid. Nous descendions lentement, jusque dans les caves. Nous étions de plus en plus nombreux. On avait posé Wlad juste à la sortie sur le jardin, au pied de l’escalier, à l’endroit où commençait la tranchée de communication. Les insurgés affluaient et formaient un demi-cercle. Ceux qui l’avaient porté, ses hommes, s’agenouillèrent. Ceux qui étaient les plus éloignés restaient dans la pénombre.
         La balle l’avait frappé en plein front, au-dessus de l’arcade sourcilière gauche. Le sillon creusé par la balle se perdait dans la touffe de cheveux. Je tendis sa berette qu’ils mirent sur sa tête, pour couvrir la plaie. Il était couché, tourné vers la lumière, exhibant un sourire ou une vague moue, le visage gris, détendu, indifférent, recouvert d’une toile d’infimes ridules. Tout-à-coup, l’un de ses hommes, surnommé « Sombre », se pencha au- dessus de « Wlad » et s’écria d’une voix terrible :
         « Capitaine!... pourquoi tu nous a quittés ? Capitaine! Capitaine ! »
         Afin de me contrôler, je recherchais dans ma mémoire le nom du livre où j’avais lu la description d’une scène identique. J’avais la gorge tellement nouée que, pour ne pas éclater en sanglots, j’empoignais de toutes mes forces le canon de ma carabine, détournais mon regard de « Wlad » le dirigeant vers les insurgés. Carabines, revolvers, treillis, pansements. Visages crasseux sillonés de larmes.

(***)

         Ce sont les derniers jours d’août 1944. L’insurrection dure déjà depuis un mois. Face à l’impossibilité de poursuivre la défense de la Vieille Ville, le commandement décide de faire une percée jusqu’au Centre Ville. Cette tentative se solde par un échec. Les troupes du bataillon „Chrobry " n’arrivent même pas à prendre les postes de départ pour l’attaque, enfermées dans une foule de civils cherchant à s’évader de la Vieille Ville avec l’armée. Après cette nuit vient le dernier jour de la Galerie de Simons. Les avions allemands larguent leurs bombes sur l’immeuble qui s’écroule et ensevelit sous les décombres plus de 200 insurgés du bataillon. L’auteur était allé se laver, c’est pourquoi il a évité les bombes. Il se retrouve maintenant au bord de la crise de nerfs.

(***)

         Des dizaines de fois j‘observais la Galerie depuis cet endroit. Elle était toujours la même. Immuable comme un rocher, dominant tout ce qui était autour. À présent, elle donnait l’impression d’un géant éventré et paraissait encore plus grande.


Ruines de la Galerie de Simons, photographie prise après la guerre par Jan Kurdwanowski

(***)

         De temps en temps, des gémissements et plaintes vagues remontaient à la surface des décombres. Je pensais au savon. Si on ne me l’avait pas volé, j’aurais eu le temps de retourner en salle des machines-outils croulant sous les bombes. A cet instant je serais allongé sous les gravats comme les autres. Tout-à-coup, je réalisais, peut-être pour la première fois, qu’ils étaient tous à quelques mètres sous de mes pieds : « Pierrot », « Montagnard », « Jacques » à qui j’avais confié ma carabine et l’or, «Marian », Sophie « balafre au cou », « Bajkop », « Volontaire », « Oncle », « Maniuś », « Wanda la Juive »...


Après la guerre: exhumation des restes des soldats du bataillon "Chrobry I"


Wanda Błazucka „la Juive"

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         Soudain, du côté de l’Arsenal, une voix puissante se fit entendre :
         « Insurgés!... Nous admirons votre héroïsme!... Vous savez bien que la poursuite du combat n’a aucun sens... Ce n’est pas la peine d’y laisser votre vie... Rendez-vous !... Sortez armes en main !... Vous serez traités comme des prisonniers de guerre conformément à la convention de Genève !... Insurgés, nous admirons votre héroïsme!... »
         Moïse lui-même sur le Mont Sinaï fut sans doute moins surpris lorsqu’il entendit la voix de Dieu.
         Depuis les arcades, là où s’étendait le règne de la mort, provenaient des paroles en langue polonaise. J’avais le coeur serré. Je pensais que les insurgés se relèveraient et iraient vers l’Arsenal à travers le no man’s land ensoleillé. Je fus saisi par la peur, mais les paroles des Allemands n’eurent visiblement aucun effet, même si pour moi elles s’apparentaient à un appel à la fraternité.


Ruines de la Galerie de Simons


Zbigniew Stankiewicz "Bajkop"

(***)

         L’auteur rejoint un petit groupe de blessés ayant la permission d’entrer dans le canal et prendre ce chemin pour atteindre le Centre Ville.

(***)

         Quelqu’un ordonna :
         « Tous au canal ! »
         Pour y parvenir, on progressait lentement, car il fallait ramper derrière un écran de sacs à dos. Je craignais que l’artillerie n’ouvrit le feu ou que les tanks ne pénétrassent au dernier moment sur la place ; ou bien que les Stuka ne nous réperassent. Ce que je redoutais le plus, c’était quand même l’annulation de l’ordre. Je pus enfin glisser, jambes en avant, dans l’humidité obscure.

(***)



Photografie prise dans les alentours de l’entrée du canal à travers lequel une partie des soldats et de la population de Vieille Ville se sont retirés jusqu’au Centre Ville
Photo: Wiesław Chrzanowski, w "Powstanie Warszawskie 1944 okiem polskiej kamery", Wydawnictwo Interpress Warszawa1989 r.

(***)

         La sortie du canal prit plus de temps que l’entrée. Certains furent tirés vers le haut. Ce qui me surprit, c’était la nuit et les fenêtres vitrées. A côté du trou d’homme par lequel j’étais sorti, il y avait quelques civils et insurgés habillés en partie vêtus en civils. Les jeunes filles portaient des souliers d’été. J’eus honte de mon allure : sans arme, sans uniforme, comme un fugitif. Je ne m’habituais pas encore à éveiller la pitié de ceux qui me regardaient.

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Les défenseurs de la Vieille Ville sortent du canal dans le quartier du Centre Ville
Photo: Joachim Joachimczyk w "Powstanie Warszawskie 1944 okiem polskiej kamery", Wydawnictwo Interpress Warszawa1989 r


(***)

         De nouveau, j’étais sans armes et solitaire, exactement comme un mois auparavant. J’observais avec curitosité les insurgés autochtones. Ils avaient pris Pasta, Commandement de la Police. Ils avaient su résister aux Allemands. J’avais trouvé enfin quelqu’un qui était plus fort que moi et qui, en même temps avait l’air amical. Arrivé dans le vestibule du cinéma, je me hasardais à quelques propos sur le canal, la Vieille Ville. Mais leurs récits sur Pasta, Commandement de la Police m’intéressait davantage. Ces récits, bien que datés de plus d’une semaine, continuaient à les passioner. Un des insurgés me montrait une grenade défensive, ayant des entailles et un manche amovible. Elle était si belle qu‘il eut été dommage de la lancer. Il s’adressa à moi comme un fils qui se vante de ses succès à son père, avec un brin de respect dans la voix. Dans mon esprit s’était déjà gravée la conviction qu’un Allemand aurait toujours un avantage sur un Polonais. J’avais l’impression d’avoir débarqué dans un pays étranger, mais très amical. Avec les habitants de ce pays, nous partagions la même langue, mais nos histoires étaient bien différentes. Nous étions comme deux frères qui auraient été élevés séparement. L’un parmi les loups, l’autre parmi les dogues anglais. Le premier sur une litière d’aiguilles, l’autre sur une litière de paille. Celui qui ôte ses bottes avant de se coucher, pourra-t-il comprendre celui qui ne peut s’endormir s’il est déchaussé?

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Les insurgés du Centre ville qui ont pris le Commandement de la police


L’assaut contre l’immeuble de Pasta au Centre Ville

Photo: Stanisław Kopf, "Dni Powstania 1944 okiem polskiej kamery",
Wydawnictwo Interpress Instytut Wydawniczy PAX, Warszawa 1984

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         Les gens n’étaient toujours pas habitués au spectacle des insurgés originaires de la Vieille Ville. Aussi, s’arrêtaient-ils pour les regarder. Les autorités se seraient montrées plus éclairées si elles nous avaient internés juste après la sortie du canal, pour nous soumettre au nettoyage, au lavage, au rasage, à la coupe de cheveux et au sommeil obligatoire pendant 48 heures, au lieu d’empoisonner l’air par la stupide propagande que les choses ne se présentaient pas si mal, voire que tout allait pour le mieux.
         Chaque point du Centre Ville était à la portée des lance-grenades, sans parler des armes plus lourdes. Cependant les gens se promenaient normalement sans précipitation. Comme s’il y avait eu un contrat ou une coutume comme quoi les bombes et les obus ne tombaient que sur la Vieille Ville. Ici, tout le monde s’y était habitué comme s’il s’agissait d’une loi de la nature. Ils évoquaient avec fierté les succès du Centre Ville, négligeant complètement ce qui pour nous était évident, nous les rescapés de la Vieille Ville, que, jusque-là, ils n’avaient jamais éprouvé de plein fouet la force des attaques allemandes.

(***)

         En Vieille Ville, on continuait à se battre. On pouvait s’en convaincre en observant le vol des Stukas vers le nord, où le ciel était couvert de fumées. Mais aussi au gargouillement qui venait de là, comme si quelqu’un faisait bouillir du goudron à grand feu.

(***)



Les soldats de la Vieille Ville après la sortie du canal
Photo: Jerzy Tomaszewski w "Powstanie Warszawskie 1944 okiem polskiej kamery",
Wydawnictwo Interpress Warszawa1989 r


Les soldats de la Vieille Ville après la sortie du canal
Photo: Joachim Joachimczyk, w Andrzej Krzysztof Kunert, "Kronika Powstania Warszawskiego"

(***)

         Tous ceux qui venaient de la Vieille Ville parlaient fort et avec rudesse. Surtout si les indigènes les provoquaient. Un gargouillement incessant se faisait entendre depuis la Vieille Ville. Ils continuaient à se battre. Ils étaient là-bas, quelque part parmi les fumées : Edek, Hanka, « Choucas », « Hoberau », caporal « Jur », « Jasmin », « Barricade », Anka, Kuba, «Krypo », « Chauffeur »... Ça faisait du bien de redevenir spectateur...


Crasseux et débraillés, mais heureux après l’enfer de la Vieille Ville
(fot: strona Whatfora)

         Au temps de la Vieille Ville, quand je saluais, négligemment, contrairement au règlement, privé de distinctions de caporal, j’affichais le fait que j’étais un civil qui se battait, un anarchiste et un volontaire. Ici, par contre, toute une hiérarchie administrative s’était constituée : n’étant pas obligés de se battre, ils jouaient à la guerre. À la suite du mois qui venait de s’écouler, j’avais un oeil suffisamement exercé pour pouvoir évaluer tout de suite la qualité de cette armée. La plupart de ces pauvres sous-officiers, aspirants ou sous-lieutenants comblant le vide entre la ligne et le commandement major se distinguaient par une arrogance qui masquait la jalousie pour la célébrité de la Vieille Ville. Coup sur coup on les entendait dire :
         « Bon, c’etait sans doute assez dur là-bas, mais finalement vous n’avez pas eu à résister. Alors que nous ici, nous nous avons réussi à nous débrouiller malgré tout ! »
          La qualité de leurs armes laissait beaucoup à désirer, par contre ils faisaient trop de saluts, de rassemblements, alors que l’expérience militaire leur faisait défaut. Dans leur esprit, les modestes accrochages près de l’Université prenaient la proportion de lourds combats. Seuls les détachements situés à l’ouest de la rue Nowy Świat étaient bien rompus aux combats. Nous l’avions souvent lu dans la presse de la Vieille Ville.

(***)

        L’auteur retrouve par hasard son ami Edek, accompagné de Hanka et de Witold. Ils venaient de traverser le canal depuis la Vieille Ville jusqu’au centre Ville. Ils décident de ne plus se séparer

(***)

         Les insurgés autochtones avaient réussi à repousser quelques attaques de patrouilles. Du coup leur moral s’était conforté. Le jour passait sans événement majeur. Tout cela ressemblait au prélude d’une grande offensive. Je devinais déjà comment ça se passerait dans un jour, deux jours, trois jours:
         Au petit matin frais, le ciel est bleu, des avions bourdonnent à haute altitude. Ils sont inoffensifs. Tout le monde sait que leur cible se trouve ailleurs.
         Les insurgés sont déployés confortablement et en toute sécurité à leurs postes, comme « chez le Bon Dieu derrière le poêle ». Soudain, un bruit strident s’abat sur eux venu du ciel bleu. La terre se met à trembler. La poussière étouffe et aveugle. Les plus audacieux et lucides secouent leurs collègues apeurés. Les officiers mettent de l’ordre. Ils reprenent leurs postes de tir, le coeur agité, les mains crispées sur les revolvers.
         Les Stuka piquent pour le deuxième fois de suite. Étourdis, empoussiérés, certains soldats en déroute flânent, en semant la terreur. On transporte les blessés. Celui-ci exhibe des os blancs saillant de la jambe comme des rameaux auquels on aurait enlevé l’écorce. Celui-là bave une écume sanglante pendant que les Stuka piquent pour la troisième fois. Ça et là, des gens s’enfuient sous les bombes. À l’arrière, les projectiles des lance-grenades tombent en rafales. Un homme couché à terre, se tord dans des convulsions. Les canons autoporteurs et les tanks ouvrent le feu. La poussière s’élève après chaque tir, limitant le champ de vision. Tout l’univers se met à osciller et à trépider. Certains insurgés plus courageux mais inexpérimentés se penchent au-dehors pour ne pas se laisser surprendre par l’infanterie : autant dire que c’en est déjà fini d’eux.
         Des cris montent : « Un tel est tué, un tel blessé ». Certains sont si abasourdis par ce bruit et les souffles des explosions qu’ils se rapellent soudainement de l’existence de la convention de Genève et de l’opinion mondiale. Tout-à-coup, chacun veut vivre plus longtemps que les autres et le récit de cette résistance est fini.


Quartier Powiśle dans les flammes

(***)

         J’exposais à Edek toute la gravité de la situation. Ça faisait déjà trois jours que j’observais cette armée : ils allaient craquer à la première frappe. Il fallait se déplacer vers le Centre Ville Sud, où la situation était plus calme. De plus, nous allions gagner du temps car les Allemands allaient s’occuper en priorité du Centre Ville Nord, sans que nous nous éloignions trop du commandement suprême de l’AK. En définitive, afin d’éviter le carnage général, le commandant Bór n’imiterait pas le général Sowiński et se rendrait avec les restes de l’AK. Quant à nous, nous quitterions la ville parmi les civils. D’ailleurs, avant que cela ne se produise, les Allemands pouvaient capituler parce que les Américains et les Russes progressaient sans aucune résistance de leur part.

(***)

         Grâce à son réseau de connaissances, Edek nous inscrivit sur la liste de l’un des pelotons de la compagnie « Rudy » du bataillon « Zośka ». Sans tarder, nous prîmes la décision de reflouer avec eux le soir vers le quartier Czerniaków, qui, paraît-il était très calme. Avant le crépuscule, nous rejoignîmes „Rudy". Le point de rassemblement se situait quelque part au carrefour de la rue Żurawia et de la place Trzech Krzyży. Pour la première fois de ma vie je pouvais parler à ceux qui faisaient la une des journeaux, à ceux qui se frayèrent un chemin à travers le jardin Saski.
         Pendant que «Renard» se frayait un chemin au milieu de la foule qui encombrait la rue Hipoteczna pour se diriger vers la Banque de Pologne, une partie de la compagnie « Rudy » franchit la rue Bielańska et atteignit la rue Senatorska. Comme le jour se levait, il n’était plus possible d’avancer. Aussi se cachèrent-ils dans la cave d’une maison brûlée.
         Un détachement de la gendarmerie allemande s’approcha. Ils les cueillirent par une salve de feu d’armes automatiques et les supprimèrent tous. Puis, il fallut déquerpir. Ayant jeté des grenades fumigènes, ils se précipitèrent à travers la rue Senatorska et trouvèrent refuge dans l’église Saint-Antoine, lieu des bivouacs des SS. Depuis l’église, ils glissèrent jusqu’aux souterrains de la Bibliothèque Zamojski. Les gendarmes allemands arrivèrent et se mirent à nettoyer méthodiquement toutes les maisons brûlées, en y balançant des grenades. Les nôtres se protégèrent dans un couloir traversant exactement le milieu des souterrains. Ils se mirent d’accord que si une grenade parvenait jusqu’au couloir, celui qui serait le plus près la prendrait et la lancerait dans une pièce vide.
         L’observateur qu’ils avaient posté leur rapportait tout ce qui se passait à l’extérieur. Tout d’abord, ils espéraient que les Allemands passeraient à côté de leur maison. Mais non. Ils avançaient systématiquement, encerclaient chaque amas de ruines en braquant leurs armes, prêts à tirer, et lançaient leurs grenades. L’observateur informa qu’ils étaient près de la maison voisine. Un martèlement de pas se fit entendre. Des grenades furent jetées dans les caves. Un des insurgés craqua nerveusement. On dut lui couvrir la bouche pour l’empêcher de crier. La poussière remplit les souterrains. Tout d’un coup, tout se calma. Les gendarmes s’étaient éloignés vers d’autres ruines. Pendant toute la journée, ils se rapprochaient à plusieurs reprises, lançaient des grenades et tiraient au jugé par les ouvertures des souterrains. Durant la nuit, les nôtres enlevèrent leurs brassards rouges et blancs, se rangèrent sur deux rangs et, simulant les Allemands, marchèrent à travers le jardin entre les postes allemands jusqu’aux dernières positions ennemies. Ils se précipitèrent en masse au travers de la rue Królewska. Les insurgés qui les avaient pris pour des Allemands, firent feu sur eux et abattirent l’un d’entre eux. Ceux-là n‘étaient pas que de simples soldats. Ils étaient comme des loups. Il suffisait de leur donner des armes de qualité. Au moment où j’écoutais ce récit, mon coeur battait comme si j’étais là. De nos jours, qui pourait comprendre le sens de l’expression : être encerclé par Allemands ?
         Je doute que les protagonistes mêmes de ces événements en fussent capables.

(***)

         Avec ses amis, l’auteur se rend dans son quartier d’habitation, situé sur les bords de la Vistule – Czerniaków-où règne le calme .

(***)

         Toute la journée suivante, le 5 septembre, fut consacrée à l’attente de la nuit, agrémentée par les tirs provenant du Centre Ville Nord. Afin de ne pas perdre de vue le groupement „Radosław", nous nous installâmes à proximité immédiate. Bien que Edek eût passé la plupart de la journée dans leur quartier, il n’apprit rien de nouveau : les unités „Zośka" et „Parasol" continuaient à reflouer à Czerniaków, bien que les Allemands préparaient, voire avaient déjà lancé une offensive au nord de Aleje Jerozolimskie. Ce constat venait corroborer nos prévisions que l’intention de « Radosław » était de quitter furtivement Varsovie. Tous les ragots comme quoi il voulaient poursuivre le combat ressemblaient à de la poudre aux yeux. Ils répètent à tout le monde la même rengaine. Il fallait à tout prix se tenir près d’eux. Ce que nous fîmes toute la journée.

(***)

         Dans le quartier Czerniaków, l’auteur retrouve sa mère et son père, visite son appartement, mais il ne peut pas y rester, à cause des tirs allemands. D’une manière générale, la situation ici est très calme.

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         Ayant „Radosław" pour voisin, je me déshabillais sans aucune crainte jusqu’à la chemise. Au-delà de la Vistule, le ciel était sombre, sans lueurs d’incendies. L’air frais affluait. J’étais bercé par le vacarme diffus de la guerre, pas plus fort ni plus dangereux que le chant des grillons, le coassement des grenouilles ou l’aboiement lointain des chiens.
         Tôt le matin, Edek partit en clodiquant chez ses collègues de la Vieille Ville pour fouiner un peu. Évidemment, il était hors de question qu’ils fassent leur percée vers le sud pendant qu’il faisait jour. Mais il était préférable de savoir à l’avance ce qui se passait. Je rendis visite à mon voisin équipé d’un fusil de chasse. Après avoir pris connaissance de la situation locale, je lui parlais un peu de la vraie guerre, en mettant l’accent sur mon expérience personnelle sans pour autant dévaloriser la sienne.

(***)

         Les rencontres avec nos colocataires ne manquaient pas de surprises. Comme si une éternité nous séparait de notre dernière entrevue. Ils montraient beaucoup de respect envers moi qui venais de la mythique Vieille Ville. Je m’exprimais avec assurance, causticité, hardiesse. Ils m’invitèrent à jouer une partie de bridge, idée de causer un peu. Nous nous mîmes à table au rez-de-chaussé, près de la fenêtre donnant sur la cour. J’appris plus de détails sur l’histoire de ce quartier. Le 1er août, l’attaque polonaise échoua. Pendant quelques jours, le quartier Czerniaków était pratiquement un no man’s land. Les SA-man basés dans la rue Górnośląska firent quelques assauts infructueux. Ensuite, les nôtres les attaquèrent à leur tour, sans succès. Progressivement, le front se cristallisa le long des rues Łazienkowska, Rozbrat jusqu’à la Vistule par l’intermédiaire de l’usine du gaz. On captura quelques familles des volksdeutche lesquelles, à l’exception des hommes, furent relâchés plus tard. Autrement, il aurait fallu les nourrir et les surveiller. L’un des motifs probables de cette libération était d'apprivoiser le détachement local allemand. Cette méthode était aussi efficace qu’un brin d’herbe lancé à un noyé. En effet, les attaques étaient lancées par des troupes spéciales venues des autres secteurs du combat, enragées par les pertes qu’elles venaient de subir. En réalité, tout le monde ici était optimiste. Les quartiers Wola, Vieille Ville s’étaient effondrés. Le quartier Wola et la Vieille Ville étaient déjà écrasés, des nouvelles préoccupantes affluèrent du quartier Powiśle, mais Czerniaków dominait les ondes comme le rocher de Gibraltar.

(***)

         A plusieurs reprises, je m‘étais posé la question sur ma contribution à la victoire remportée sur le Troisième Reich. Finalement, je n’avais touché aucun Allemand bien que je ne l’aurais pas juré, dans une telle pagaille, on risquait de ne pas s’en apercevoir. Après une réflexion assez longue, je concluais que la réponse à cette question résidait dans le fait que je ne m’étais pas laissé tuer. Le fait est que les Allemands avaient gaspillé énormément de munitions pour tenter de m’abattre ? Que de balles avaient sifflé à mes côtés. Combien de grenades, d’obus et de bombes j’avais su éviter. Sans oublier l’essence pour les Stuka, le pétrole pour les tanks, le charbon pour les locomotives à vapeur qui acheminaient à Varsovie le ravitaillement et les pièces de rechange. Sans parler des très onéreuses fusées à magnésie qui resplendissaient dans le ciel à chaque fois que je trébuchais sur une brique. Aviateurs, artilleurs, tireurs, cheminots, ouvriers dans les usines d’armement : ils s’étaient tous évertués à me tuer. Et combien de Russes, d’Anglais, d’Américains avaient survécu justement parce que tous ces obus, projectiles et bombes n’étaient pas tombées sur eux.
         Jusqu’à présent, j’observais l’Insurrection et les événements se déroulant sur différents fronts de la perspective d’un cratère de bombe. Dès mon retour à Czerniaków, je considère le monde comme des hauteurs de l’Olympe.
         Dans l’intervalle entre deux robs, on discutait, sans trop de pessimisme, des rudes épreuves vécues par le quartier Powiśle. Le pessimisme était moderé par le fait que chaque défaite de l’Insurrection était compensée par les victoires éclatantes de nos alliés. En voici quelques exemples :
         - Nous perdons le contrôle des rues Lipowa et Radna, les Allemands ne contrôlent plus Bruxelles et Lyon.
         - Les Allemands s’emparent de la Centrale électrique, les Anglais prennent Anvers.
         - La rue Dobra finit par tomber, la Finlande capitule.
         - Les Allemands envahissent le Théâtre National, les Anglais occupent la forteresse Namur.
         - Les Allemands prennent possession de l’Eglise Sainte-Croix, les Anglais prennent possession de Besançon.
         - Les Allemands reprennent le Commandement de la Police, les Russes achèvent de prendre le contrôle de la Bulgarie.
         - Les Allemands traversent l’avenue Nowy Swiat, les Américains franchissent la frontière allemande.
         Jusque-là, j’observais l’Insurrection et les événements qui se déroulaient sur les différents fronts depuis le fond d'un cratère de bombe. Dès mon retour à Czerniaków, je considérais le monde comme des hauteurs de l’Olympe.

(***)

         Dissensions dans ma maison natale : on venait d’apprendre que Edek et Hanka n'étaient pas mariés. Pourquoi donc ils couchaient ensemble. Edek riposta : - Pour l’instant, vous n’avez pas d’autres soucis, mais attendez d’ici quelques jours. Vous aurez vraiment de quoi vous inquiéter. Ces propos furent considérés comme « sapement moral » et évéillèrent des grondements contre le communisme. Ce à quoi Edek rétorqua :
         « Parler de sapement moral n’a aucun sens. De toute façon, votre moral est nul !
          L’artificier-chef cantonné au rez-de-chaussé dans la partie opposée de la cour, fonça avec les déserteurs de la Vieille Ville :
         « Nous versons notre sang ici, alors que ces déserteurs font une propagande hostile ».
         Je regrettais de ne pas avoir assisté à cette scène, mais elle m’avait été relatée avec tous les détails. Le duel verbal se déroula entre la fenêtre où était situé l’artificier et le milieu de la cour, avec la participation silencieuse de la majorité des locataires. Edek ne manqua pas de riposter à l’artificier, en lui enseignant que l’égratignure du doigt survenue au moment de l’ouverture d’une boîte de conserves n’était pas à confondre avec le versement du sang pour la patrie. Il le mit au défi de participer à une patrouille nocturne dans les jardins Frascati, et se proposa lui-même de l’accompagner (seuls les volontaires étaient envoyés là-bas). Il mit finalement l’artificier dans un tel état d’emportement que celui-ci, bien que n’étant plus jeune, braillait dans toute la cour, qu’il preterait son flanc, qu’il s’exposerait aux tanks, qu’il y laisserait sa vie, mais ne les laisserait pas passer. L’opinion publique se prononca en faveur de l’âge mûr et du patriotisme, contre la jeunesse et le cynisme.

(***)

         Les Allemands avaient dévasté le Centre Ville Sud en pilonnant systématiquement maison après maison l’espace entre la Place Trzech Krzyży et la rue Marszałkowska. Le général « Monter » avait annoncé l’arrivée des renforts dans 4 à 5 jours. Difficile d’y croire. Tant de fois déjà ils l’avaient annoncé. A la lecture du communiqué l’on put conclure que les Allemands avaient engagé toutes leurs forces pour liquider la poche du Centre Ville Nord. Aussi longtemps que le Centre Ville se batait, Czerniaków se relaxait. Des nouvelles officieuses affluaient selon lesquelles, après l’effondrement de Powiśle, une panique générale s’était répandue. Les commandants n’arrivaient plus à maîtriser les lignes de défense. Ils avaient finalement lançé à l’attaque les rescapés de la Vieille Ville qui avaient stoppé les Allemands au moment où ces derniers franchissaient déjà l’axe de la rue Nowy Świat.

(***)

         Chaque jour, Edek rendait visite au bataillon „Zośka" pour prendre des nouvelles. Nous continuions à croire que, face à la capitulation imminente de Varsovie, „Radosław", au lieu de déposer ses armes, filerait vers les forêts au sud pour rejoindre la région de Kielce. Quelqu’un de la Vieille Ville m’offrit une housse pour casque criblée de taches de camouflage. Les insurgés autochtones étaient prêts à payer des sommes considérables pour avoir des treillis de camouflage SS : vareuses, pantalons, casquettes, n’importe quel élément. Je mis la housse dans la poche. Elle pourrait être utile au moment opportun pour prouver mon appartenance à l’AK.

(***)

         La période de „convalescence” se termine parce que les Allemands lancent une attaque violente contre Czerniaków. Cette attaque est provoquée par la prise par les Soviétiques de Praga (quartier de Varsovie situé sur la rive droite de la Vistule), en conséquence, Czerniaków est devenu le seul territoire par lequel les Insurgés pouvaient entrer en contact avec les Russes.

(***)

         La canonnade était déjà aussi intense que dans la Vieille Ville...

(***)

         Je me faisais sans cesse des reproches de ne pas avoir quitté ce quartier plus tôt – hier, voire peut-être ce matin, la voie de retour était encore dégagée. A présent, je serais au Centre Ville et j’observerais Czerniaków aux jumelles. Dès que les premiers obus de „Bertha" étaient tombées, cela signifiait dire que notre tour était proche !

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         Nous montâmes au dernier étage de l’immeuble situé côté impair dans la rue Idźkowskiego. De là, la vue était identique à celle d’hier soir. Seulement, au lieu des maisons sur la rive droite de la Vistule, un soleil naissant colorait le fleuve en rouge rosé. En des temps normaux, si on se promenait avec son chien tôt le matin, on n’attachait aucune importance au miroitement des feuilles dans les cimes des arbres, au brouillard s’élevant au dessus de la surface de l’eau ni au scintillement argenté des vagues. Le calme de la nature était mis en valeur par des tirs rares et attenués.
         Soudain, une « tempête » se déchaîna à n’en plus finir. La liaison se rompit. Chacun se blotit dans un coin pour ne plus bouger. Bruit strident, incessant. De temps en temps, un nom de rue surgissait : Mączna. Le reste de Czerniakow était rayé de la carte. Un groupe s’apprêtait à partir à Mączna. Mączna était coupée de l’extérieur. La liaison avec Mączna était retablie. Quelqu’un de Mączna s’était faufilé jusqu’à nous. La situation à Mączna était critique. La situation à Mączna n’était pas mauvaise. On ne savait plus au juste quelle était la situation à Mączna. Je finis par me demander où se trouvait cette rue Mączna. Nous étions isolés comme sur un île. Les immeubles de la rue Zagórna depuis le 16 jusqu’à 10 possèdaient des passages creusés dans les caves. Toutefois, pour parvenir jusqu’aux numéros inférieurs, vers la Vistule, il fallait franchir, en courant, la ruelle Idźkowskiego. La maison de rapport située dans la rue Zagórna 16, à l’angle de la rue Czerniakowska, était la plus exposée aux tirs. C’est pourquoi nous n’y pénétrâmes pas. Nous passions toute la journée dans la cave, en compagnie des civils et des insurgés blessés, quelque part entre les numéros 14 et 10, sans bouger, pas même au rez-de-chaussée.

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         Nous nous étions décidés à rejoindre les troupes de „Radosław", qui contrôlaient la veille les immeubles situés dans les rues Wilanowska et Okrąg.

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         Les troupes de „Radosław” étaient situées à une distance de 200 à 300 mètres à peine, mais il fallait s’y rendre sous le feu des armes automatiques. Cela signifiait qu’une vie entière ne suffirait pas pour franchir cette distance...

(***)

         Nous étions isolés sur un îlot de ruines. Le mur se mit à éclater, ce qui nous força à nous tasser sur une superficie de quelques mètres carrés. La brique s’effritait à un mètre de moi. « C’est la mort, la mort... » pensais-je. L’écho de ce mot retentissait sans fin dans ma tête. Tant de fois déjà les balles picoraient le mur à côté, sans que cela ait suscité en moi de telles réflexions. Les civils ne me quittaient pas des yeux, parce que je me tenais debout, à un pas de l’endroit contre lequel se heurtaient continuellement les rafales des mitrailleuses. Ils ne comprenaient pas qu’en fait c’étaient les lance-grenades qui constituaient le danger principal. Un garçon d’une quinzaine d’années tutoyait un homme âgé, distingué. Je remarquais qu’en fait, tout le monde se tutoyait. Bastos dans la cervelle ! Roulemement des gravats. Un agent de liaison vint nous rejoindre. Il s’agissait d’une femme d’une trentaine d’années, recouverte de poussière. Nous formâmes un demi-cercle autour d’elle. Elle fit escale ici dans son périple entre la rue Wilanowska et la rue Zagórna, pour souffler un peu et examiner la situation. Pas loin d’ici, elle fut prise sous le feu d’une mitrailleuse. Ce qui la contraignit à ramper. Depuis notre fuite de Zagórna, elle était notre premier contact avec le monde extérieur. Elle parlait sans excitation, avec un léger accent de Vilno. C’est pourquoi je pensais qu’elle devait être la messagère de rapports importants. Les civils la couvrirent de questions.
         « À Wilanowska, la situation est bonne, la situation en générale est bonne » répondit-elle. Je l’observais avec beaucoup d’attention. Ce qui était trompeur, ce n’était pas tellement ses paroles, mais sa sérénité. Je devinais qu’elle appartenait à la catégorie des gens pour qui la vie est moins importante que la cause qu’ils servent. Je n’ai jamais pu les comprendre. Cependant, on a moins peur de mourir en leur compagnie. Très vite, elle apaisa la peur des civils. On pouvait observer sans peine qu’ils se détendaient à fur et à mesure qu’elle parlait. La sonorité de leurs voix devint elle aussi différente. Ils ne se tutoyaient plus, mais se vouvoyaient. Il fallait avoir un moral d’enfer pour mentir aussi bien en de telles circonstances. Je savais qu’elle mentait, sans savoir dans quelle mesure. Je la croyais et me méfiais d’elle en même temps. Cet effort pour ne pas me laisser tromper accentua encore mon stress. Les civils lui conseillaient de rester. S’étant informée sur la configuration du terrain, elle nous rassurer :
         « Il ne m’arrivera rien. J‘ai échapé à toutes les balles ! ». mystifier tendit encore plus fort mes nerfs. Les civils la conseillaient de rester. S’étant informée sur la configuration du terrain, elle nous rassura:
         Elle disparut en courant en direction de Zagórna. Nous tendions l’oreille pour savoir si on lui tirerait dessus, mais dans le tintamarre continuel il était difficile de s’en rendre compte. À peine eut-elle disparu que je ressentis que cette femme extraordinaire me manquait. Les autres durent réagir de la même manière à en juger par l’insistance avec laquelle ils l’avaient exhortée à rester. Son court séjour parmi nous ne fit qu’augmenter ma crainte, comme si j’avais vu la préfiguration du malheur qui nous attendait sous la forme d’un ange.

(***)

         Dans le chaos omniprésent, l’auteur perd contact avec Edek, Hanka et Witold. Traversant mètre après mètre sous le feu des mitrailleuses, il trouve refuge dans un trou creusé dans le sol par l’un des insurgés rencontré par hazard. Cet abri, avait la forme d’un puits équipé d’une trappe, d’une superficie de 2 mètres carrés. Trois personnes et l’auteur s’ y sont tassés.

(***)

         Les rafales denses et saccadées des armes automatiques étaient désormais ininterrompues. Elles avaient l’air de se rapprocher. Aux bruits des explosions, je reconnus les grenades à main. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : l’infanterie était partie à l’assaut. Tout à coup, je l’entendis distinctement: quelqu’un s’était mis à crier sans relâche. Une supposition terrible vint m’habiter. Je n’arrivais pas à distinguer les mots. Je me tournais vers Adamczyk – même les cadavres étaient moins horribles à regarder. J’aperçus une minuscule toile de petites veines transparaissant à travers ses oreilles blanches, minces et flétries. Au milieu du visage, un nez déseché, effilé, se détachait par sa pâleur comme un bec blanc.
         « Allemands ? » fis-je en chuchotant. Il acquiesca.
          Tout son visage devint pâle. Nous rabattîmes la trappe de notre abri. J’ôtai mon casque et le mis sous moi. Je me nourrissais d’illusions tout en sachant que ce n’étaient qu’illusions. Que Roman serait pris parce qu’il portait l’uniforme de la Wehrmacht, alors que nous trois ne serions pas fusillés.
         Adamczyk sortit son portefeuille et se mit à y fouiller fébrilement. Il retrouva la carte d’identité de soldat de l’AK, la plia plusieurs fois et la dissimula entre les planches.
         Les voix allemandes parvenaient des parages du trou par lequel nous étions arrivés ici avec Roman. Ce qui siginifiait que les Allemands étaient des deux côtés de la place. Dans quelques instants, ils s’approcheraient de la trappe. Je ressentais une oppression dans ma poitrine, comme si j’avais inhalé une poignée de punaises. Roman défit le noeud de sa trousse, cadeau de sa fiancée, en sortit une bouteille de 3/4 de litre de cacao, en but quelques gorgées et me la passa. J’en bus à mon tour, en faisant attention de ne pas boire toute ma ration d’un seul coup, après quoi je la passai à Adamczyk. Ils se mit à boire si avidement que le fond de la bouteille toucha la trappe, il n’arrêtait pas de boire ; sa pomme d’Adam s’élevait et descendait régulièrement sur son cou mince à la manière d’un piston. J’eus un réflexe d’indignation : quel manque de camaraderie, il était en train de boire ma part ! Le garçon, le dernier de nous quatre, reçut la dose la plus congrue. J’observais mes mains pour voir si elles tremblaient. Tout mon corps était en permanence en mouvement sous la peau. Mon visage se raidissait. Mes lèvres enflaient. Bien que la situation se fût calmée un peu, les rafales des mitraillettes se déchaînaient à tout bout de champ. Dieu seul savait s’il s’agissait toujours de bordées de tirs ou bien le commencement d’une exécution.
         Ayant entendu le bruit de pas, je fixais mes yeux sur leurs visages pour deviner s’ils les entendaient comme moi. Allaient-ils tirer à travers la trappe, en pensant que nous étions armés. Ou bien allaient-ils l’ouvrir ? Comment se débarasser du casque, pensais-je avec fébrilité, comme si cela avait une importance quelconque. Le tenir sous les genoux, s’asseoir dessus. Bientôt, mon esprit se vida de toute pensée. Je fus réduit à n’écouter que les pas qui ne manqueraient pas de s’approcher. Le temps se figea, bien que les secondes et les minutes contiuaient à courir. Rien ne pourrait plus m’arriver dans la vie entre ce moment présent et le moment où la trappe, tapée du pied, se détacherait pour laisser passer au dessus de ma tête les rayons du soleil pour la dernière fois. Tantôt je craignais que l’un de mes camarades ne sautât à l’extérieur et ne se mît à crier. Tantôt, trompé par le silence, je supposais qu’un armistice était déclaré.
         Pourquoi fallait-il s’entretuer ?
         J’irais au-devant des Allemands et leur dirais que nous devions tous être frères... frères pour toujours... je me le traduisais en Allemand... wir sollen Brüder sein... assez de guerre... nie wieder Krieg... nie wieder Krieg... wir sollen Brüder sein. Nous allions nous asseoir près d’un feu de camp... je leur raconterais l’histoire de la Galerie, de l’Arsenal... de « Wład », de « Chauffeur».
         A certains moments, j’avais l’impression d’entendre le bruit des pas. Tout mon corps s’apparentait à un amoncellement de petits ressorts ou de débris de verre broyé. Tout tremblait et piquait continuellement de l’intérieur. J’avais la sensation que j’allais vomir jusqu’à la fin de ma vie. Adamczyk maîtrisait bien l’allemand. Lui, il se sauverait. Trop jeune pour être fusillé.
         La lumière dans notre puits s’estompa. Apparemement, nous nous retrouvâmes à l’ombre.


Photograhie aérienne du secteur dans lequel se déroulaient les combats dans Czerniaków.
Le chiffre „1” désigne le puits dans lequel l’auteur a trouvé un abri
Le chiffre „2” indique le lieu où l’auteur voulait parvenir – immeuble nº 2 rue Okrąg.

(***)

         Rampant pendant la nuit à la barbe des Allemands, l’auteur réussit à atteindre l’adresse désirée : 2, rue Okrąg. Cet immeuble était défendu par les troupes de „Radosław”, rompues aux batailles de Wola et de la Vieille Ville. Bientôt, il rencontra les soldats de Berling. Ce dernier était le commandant de l’armée polonaise formée par le gouvernement communiste polonais parrainé par Moscou. Il paraît donc que la situation est maîtrisée. Les Russes se sont enfin décidés à aider l’Insurrection.

(***)

         Souvent, lorsque je me retrouvais très près des Allemands, j’avais l’impression que, même s’ils n’entendaient pas ma respiration ou le battement de mon coeur, ils pouvaient intercepter mes pensées et me retrouver.

(***)

         On distribuait du pain aux soldats. J’en profitais pour en prendre quelques morceaux. Je n’avais rien mangé depuis deux jours. Puis, ils ajoutèrent quelques grains de sago. Celui qui m’avait offert le repas se présenta en tant que chef de peloton « Tur », commandant de l’escouade locale ou de je-ne-sais-quoi de dépareillée et de mal armé. Il me fit comprendre que je pourrais être incorporé à son détachement que si je me déclarais comme véritable insurgé. Apparemement, il n’avait plus de doutes, après avoir entendu de ma bouche quelques flashs sur mon expérience acquise à l’Arsenal. Malgré cela, je préférais ne pas me laisser empêtrer dans une situation dans laquelle quelqu’un se sentirait autorisé à me donner des ordres ou m’accuser de désertion dans l’hypothèse où je quittais mon détachement. Je lui donnais donc une réponse vaguement positive comme par gratitude pour la pitance. Ce qui m’intéressait à l’époque pourrait être représenté par l’image suivante : assis près du feu, rongeant les os à moelle, crachant dans les cendres et donnant des consultations. D’une part, je n’avais plus envie de retourner au statut de soldat qui verse son sang. D’autre part, il me semblait que je ne deviendrais plus jamais un civil normal.
         Le chef de peloton « Tur », plût à Dieu qu’il fût encore en vie, (je n’ai pourtant pas vu son cadavre), inspirait plus de sympathie que de respect. Empâté, débonnaire, il paraissait naturellement prédestiné pour prendre la fonction de chef magasinier. Ce fut certainement à sa grande surprise qu’il s’était vu entraîné sur la ligne même du front. Je doutais qu’il puisse s’en sortir et survivre. J’étais convaincu que lorsque la peur lui troublerait les sens, il oublierait d’enlever son brassard rouge et blanc.

(***)

         L’immeuble 2 rue Okrąg faisait l’effet d’un solide édifice et constituait presque une forteresse puisque son équipage était composé d’insurgés du bataillon „Zośka", béneficiant du support des soldats de l’armée de Berling armés des « pepescha » et de fusils antichar.

(***)

         Du côté de la rue Wilanowska, l’immeuble frémissait légèrement sous les coups des projectiles. Le crépitement des balles d’armes automatiques tirées depuis une multitude de canons à la fois était ininterrompu. Coup sur coup, on apportait les insurgés de „Radosław" blessés par balle à la tête. On ne creusait plus les tombes, les brancardiers se contentaient de déposer les corps du côté opposé de la cour et fuyaient rapidement dans la cage d’escalier.

(***)

         Pendant un certain temps, l’auteur participe à la défense de l’immeuble 2 Okrąg. Après un certain temps, les Allemands s’emparent de cet immeuble. L’auteur devient, une fois encore, un rescapé cherchant un moyen de franchir la Vistule.


Immeuble nº2 rue Okrąg (après les combats),
à l’angle dront, en bas: la porte cochère dans laquelle l’auteur faisait faction (photographie contemporaine)

(***)

         À travers les ruines, à droite, à gauche, je parvins à une cour longitudinale, où il y avait une dizaine de kayaks. C’était la première fois que je venais ici. À droite, un mur pignon de grande hauteur, accollé à une maisonette brûlée. A gauche, des garages. En face, une annexe sans étage munie d’une porte cochère au travers de laquelle on apercevait le fleuve. Le jour était trop clair pour s’aventurer sur l’eau. J’avais gaspillé deux jours en me cantonnant à Wilanowska. Une pensée me vint : j‘allais prendre le kayak le moins abîmé de tous. Je le mettrais à l’abri. J’attendrais jusqu’au crépuscule et je ramerais jusqu’à la rive droite. J’examinais les kayaks. Certains étaient troués par des balles, mais quelques-uns présentaient un état satisfaisant. À côté des garages, deux lance-grenades étaient installés. J’engageais une conversation avec leur équipage. Je voulais savoir comment on tirait avec un lance-grenades. Mais les munitions faisaient déjà defaut. J’interrogeais l’un des deux soldats, celui qui parlait polonais, de son expérience militaire. Je le fis, non seulement par curiosité (ce que je faisais à chaque fois que j’étais d’un peu meilleure humeur), mais aussi pour soutenir l’esprit guerrier de ceux qui menaient le combat. Le soldat de Berling répondit que cela faisait longtemps qu’il était sur la ligne du front, mais nulle part la situation n’était aussi dramatique qu’ici.
         « Par où es-tu passé ? » demandai-je.
         Il me cita quelques noms de villes situées en Russie centrale, probablement réputées dans l’armée soviétique. Je connaissais l’une de ces villes à cause de l’intensité des combats qu’il y avaient eu lieu. Je manifestai un étonnement, en partie sincère, afin de l’inciter à poursuivre sa narration.
         « Ici, c’est pire qu’à Stalingrad » – affirma-t-il.
         Ce propos flatta mon orgueil. S’ils avaient pu goûter à la Vieille Ville, pensai-je. Une grande stupeur devait se lire sur mon visage.
         « Tu ne crois pas ?... Parmi nous, il y en a un qui était à Stalingrad.»
         Il poussa un cri en direction d’un soldat qui tripotait un poste de radio de l’autre côté de la cour:
         « Grischa! - Gdie huge, zdies ili w Stalingradie? [Où est le pire ? Ici, où à Stalingrad]. Zdies huge ! »

(***)

         Les kayaks se sont avérés inutiles. Entre-temps, la plupart des troupes de „Radosław” avaient quitté Czerniaków pour traverser un canal jusqu’au quartier Mokotów. Quelques immeubles seulement avaient résisté. L’auteur se retrouve dans l’un de ces immeubles

(***)

         À ma surprise, je vis « Wis II » (la compagnie de « Renard », comptait deux « Wis ». J’avais cru que tous les deux avaient péri sous les décombres de la Galerie). C’était un garçon de 17 ans, silencieux, timide, mince. La dernière fois que je le vis dans la Vieille Ville, il avait le bras en écharpe. Maintenant, il descendait un large escalier, marchant d’un pas alerte. Il était confiant et calme. Il portait un treillis de camouflage. Il était nue-tête. Ses cheveux châtains lui couvraient les tempes. Il s’était ceint la figure de la bande chargeuse de son fusil-mitrailleur.
         « Wis! » - criai-je.
         Je cherchais un prétexte pour lui dire quelque chose. Je voulais le mettre en garde, comme un vieillard qui instruit son fils. J’étais fier de lui. L’émotion me serrait la gorge. Il n’eut même pas le temps d‘atteindre le rez-de-chaussé que les soldats de Berling nous séparèrent. Un sous-officier bondit vers lui.
         « Bravo, bravo, six ont été abattus » cria-t-il.
         Le coin de ses lèvres frémit à peine. La canonnade s’intensifia.
         « Wis » retourna à l’étage. Moi, je retournai dans la cave.
         Je me sentis comme un nullard ! Je n’avais pas trouvé le courage de le prendre par la main et de monter avec lui à l’étage. N’aurait-il pas compris que c’était déjà la fin ? Ce qui me terrifiait le plus, c’était de savoir que j’étais le seul à connaître la vérité : que la situation était sans issue !
         De toute façon ... bastos dans le cigare. Chacun semblait s’accrocher à l’espoir, que tout allait s’arranger. Que les canots, que les Russes, que certains pourraient échapper à l'exécution.
         Moi aussi je devais m’attendre à quelque chose. Sinon j’aurais demandé une « pepescha ». Ça ne m’aurait pas servi à grand chose ! Car périr anonymement arme à la main ou recevoir anonymement une balle dans la nuque, ou brûler anonymement ou se noyer anonymement...
         Ce qui était important, c’était de ne pas mourir dans l’heure qui suivait. Vivre de minute en minute. Survivre jusqu’au coucher du soleil correspondait à l’atteinte de l’immortalité, comme si la nuit devait durer éternellement.

(***)

         L’auteur se retrouve maintenant dans un terrain à moitié à découvert, offrant peu de protection aux tirs ennemis. C’est la nuit et il échafaude des projets pour échapper du piège de Czerniaków.

(***)

         L’énervement fit place à une vague d’énergie créatrice. L’insurgé qui m’avait adopté comme compagnon dans son escapade, possédait un pistolet et demandait que j'en possède un aussi, sinon il refuserait d’y aller. Je cherchais donc une arme, … mais en vain. J’avais bien repéré une pepescha quand il faisait encore jour. Mais elle était en panne et sans munitions. Je ne savais pas à qui m’adresser pour obtenir une arme. Quand je posais cette question à d’autres insurgés, ils me regardèrent comme si j’étais fou. Autant il m’avait semblé que dans l’immeuble nº 5 de la rue Wilanowska, il y avait plus d’armes que de volontaires pour les porter, autant ici, non seulement il n’y avait pas d’armes, mais il n’y avait personne non plus qui fut prêt à en porter. On ne voyait aucun détachement organisé. Le signal de l’arrivé des canots fut donné. Une effervescence se répandit aux alentours. Malgré les avertissements de ne pas aller prématurement au bord du fleuve, des surexcités s’échappaient un à un. La foule gonflait dans la cour. Au pied des murs, on alignait un nombre croissant de blessés. Je perdis de vue l’insurgé, mon compagnon manqué de l’escapade jusqu’au pont. Je décidais de ne pas m’aventurer sur l’espace ouvert entre la rue Solec et la Vistule. Debout dans l’ouverture de la porte de la cuisine donnant sur la porte cochère, j’observais le défilé d’hommes et de femmes passant à côté, et me frôlant presque. Ils émergaient du crépuscule de la cour, traversaient la porte cochère réchauffée et éclairée par le feu, pour disparaître dans la nuit. Que transportaient-ils au juste ? Des kayaks, des canots, des planches, des fagots de bois, des chambres à air de roues bicyclettes qu’ils avaient enroulées autour de leurs bustes nus. Les filles soutenaient ceux qui avaient des difficultés à marcher. Les hommes portaient les blessés sur des vantaux de portes servant de civières. De plus en plus d’hommes armés descendaient vers le fleuve.
         J’avais l’impression d’entendre une voix intérieure qui leur criait ...
         « Restez ! Vous allez périr. Ne me laissez pas seul ! ».
         Dans la lueur du feu resplendissaient, pour la dernière fois, les canons, les aigles avec ou sans couronne, les boucles de ceintures portant l’inscription „Gott mit uns".
         Je reconnus le cannonier « Sław », l’un des cinq survivants de la compagnie du « Renard », lui qui fut mon compagnon d’équipage des canons 20 mm à l'époque de la Galerie. Il portait un kayak avec deux autres collègues. Il fut aussi surpris que moi et fit à plusieurs reprises.
         « Enjambée, Enjambée. Mais qu’est-ce que tu fais ici ? »
         « Je suis seul... tu as de l’eau ? » lui demandais-je.
         « Sław » me tendit son bidon. Je bus une grande gorgée.
         « Bois, bois »- dit « Sław »- Nous étions déjà sur la rive. »
         Nous nous tenions immobiles en travers du défilé, alors que les gens nous contournaient en glissant entre le kayak et le mur, en nous bousculant et accrochant. Il n’était pas possible de retourner dans la cour à contre-courant.
         « Viens avec nous tu seras notre quatrième homme » proposa « Sław ». « Un se mettra à l’avant, un autre en arrière. »
         J’examinai le kayak : même à trois le kayak allait se retourner et prendre de l’eau. Ils disposaient d’une casserole pour écoper l’eau.
         « Non, je laisse tomber ! »
         Malgré mon refus, ils attendaient toujours, comme si j’avais l’air d’hésiter.
         « Tu as quelque chose à manger ? » demandai-je.
         Il me donna un morceau de sucre.
         « Je laisse tomber » répetais-je.
         Ils soulevèrent leur kayak et disparurent dans l’obscurité.
         Je me rappelais de mon compagnon de la traversée du pont. Je partis à sa recherche. Déjà de jour il était facile de confondre les personnes, mais dans les circonstances actuelles, c’était pire encore ! Je m’approchais des petits groupes qui s’étaient constitués, et les dévisageais. A l’expression de mon regard, ils devaient se demander ce qui se passait. Dans un autre contexte, plus d’un m’aurait rabroué ou engueulé.
         J’inspectais la cour et les garages. J’avais l’impression d’être le seul à errer en solitaire, alors que tous les autres avaient un compagnon ou un ami. Loin de la lueur des flammes, certains insurgés s’etaient débarassé de leurs uniformes allemands. Leurs corps nus scintillaient à la lueur du feu. L’un d’eux apparut en slip, entouré d'une gerbe de bouteilles qui sonnaient doucement quand il s'enfonçait dans la nuit, filant à toute vitesse vers le fleuve.
         L’endroit devint désert. Les nouveaux arrivants se firent de plus en plus rares jusqu’à ce que le silence s’installât définitivement entre la porte cochère, la cour et l’annexe.
         En revanche, des voix s’élevaient du côté du fleuve. Au début isolées et attenuées, puis de plus en plus audacieuses, pour finir en vacarme. Je finis même par distinguer des bribes de phrases :
         « Pas assez de place ! ».
         « Silence... silence, hurla quelqu’un, les Allemands vont nous entendre ... ».
         J’étais blotti dans la porte cochère devinant la rive droite invisible. À en juger par le tumulte grandissant, le passage du fleuve devenait de plus en plus problématique : de toute évidence, trop de personnes paniquées voulaient prendre le canot. Celui-ci finissait par prendre l’eau et par menacer de couler. Ils sortaient de l’embarcation, écopaient l’eau, puis s’installaient à nouveau. A nouveau le canot prenait l’eau...
         Entre-temps, des gens de bonne volonté avaient ramassé les civils blessés, les avaient alignés dans la cour ou au milieu des ruines alentours ou les transportèrent jusqu’à la porte cochère, pour qu’ils ne soient pas à découvert.
         Arriva enfin ce qui devait immanquablement arriver. Un sifflement se répandit dans les hauteurs et des salves de tirs se mirent à crépiter l’une après l’autre. Des lance-grenades pilonnaient sans interruption. Des gerbes d’étincelles fusaient obliquement par rapport à la sortie de la porte cochère, en direction de la Vistule. Des éclairs perçaient l’obscurité. Je trouvais un abri dans un espace restreint entre le mur frontal de la maison qui se consumait et l’annexe sans étage. Sur la berge, la tempête était incessante.
         Quand tout se calma enfin, seuls quelques rares survivants resurgirent.
         Je descendis dans la cour face aux garages. Le lieu était désert, ténébreux, roussâtre, comme si une lune rouge transpercait les nuages.
         Le matin, les Allemands envahiraient les lieux. Après une courte fusillade la résistance serait brisée et l’abattage recommencerait.
         Comment s'éloigner des insurgés, au milieu de civils. Le mieux était de se mêler à un petit groupe constitué de femmes, d’enfants et de quelques hommes d’un certain âge. Trouver un endroit couvert, le plus proche possible des Allemands. À l’aube, quand ils passeraient à l’attaque, ils nous ramasseraient, avant même que le combat ne recommençat. Avant qu’ils ne redeviennent enragés. Se cacher loin de Wilanowska 5 et Solec 53, avec la multitude d’insurgés blessés ou épargnés, de soldats de Berling ou de survivants en uniformes allemands. Je parcourus la cour en inspectant chaque recoin. Entre le mur de pignon de la maison aux étages brûlés, les fenêtres donnant sur les garages et le mur de pignon de la ruine adjacente tournée dans la direction opposée à la cour du nº 51 Solec, je découvris une fente longitudinale large de 1 mètre environ. Elle était sufissamment éloignée du nº5 Wilanowska. Mais trop proche de la porte cochère de l’annexe. Son défaut principal résidait dans le fait que, quoique traversant toute la longueur de la cour, elle était bouchée côté ouest, la direction présumée de l’arrivée des Allemands. Sa seule ouverture était située à l’est, à une quinzaine de pas de la porte cochère.
         Dans une telle configuration, les Allemands pouvaient ramasser en même temps les civils cachés dans la fente et les insurgés se trouvant dans l’annexe pour les flinguer tous ensemble dans la confusion générale. Il leur était impossible de nous sortir de la fente, sans se rendre maîtres de l’annexe. Ce qui minait le plan selon lequel il fallait tomber entre les mains des Allemands le matin, avant que ne commençent les combats, loin des soldats de l’annexe. Cependant, je ne pus trouver aucun autre endroit convenable pour me cacher. Il ne me restait donc qu’à me servir de la fente et espérer que la petite distance séparant la fente de l’annexe pencherait en faveur de notre survie.
         Je retournais à l’annexe pour présenter aux civils tassés dans l’escalier ou dans la cave, les avantages de se réfugier dans la fente. Je dépeignis dans un style aussi imagé que possible l’entrée des Allemands et leur réaction au moment où ils verraient les insurgés et la multitude d’uniformes abandonnés. Ils m’écoutaient avec intérêt, mais comme d’habitude, personne ne voulait bouger.
         Finalement, une femme dans la force de l’âge fut accord pour inspecter ce lieu tellement vanté. À peine l’eut-elle aperçu qu’elle se renfrogna, dépité qu’on put avoir de telles idées.
         Le bruit continuait à courir comme quoi « tout allait bien » dans la rue Zagórna.
         Je me demandais s’il fallait vraiment y aller. Personne pourtant ne savait comment s’infiltrer jusqu’à la rue Zagórna, à cause des Allemands qui faisaient obstruction partout.


Ryszard Chałupiński "Sław"

(***)

         Il a été impossible de franchir la Vistule. Il ne reste qu’à se maintenir dans des ruines brûlées sur les bords de la Vistule et vivre les derniers moments de la vie.

(***)

         Quelques insurgés blessés ainsi que des soldats de Berling s’y installèrent. Ils restaient taciturnes. Je m’assis et glissais mes jambes à l’intérieur d’une petite fosse en briques près du soupirail, afin de me réchauffer par l’air chaud et douceâtre qui s’y dégageait. Je scrutais l’intérieur de la cave. Un tas de coke rouge scintillait en s’assombrissant peu à peu, recouvert d’une toile de veinules grises. Des flammèches bleuâtres sautillaient sur sa surface, vacillaient et disparaîssaient. De temps en temps, elles glissaient le long de la crête du coke comme si des doigts invisibles parcouraient un clavier. Quoique conscient de l’immensité du monde s’étendant derrière mon dos, j’étais de plus en plus concentré sur la situation dans la cave. Les murs sombres et le plafond formaient le cadre d’une scène tournée vers moi. Le milieu de la scène était occupé par les flammèches. J’eus l’idée de mémoriser ce ballet pour pouvoir le décrire un jour. Les flammèches étaient fugueuses, agiles, légères et folâtres. Elles étaient imprévisibles: tantôt elles vacillaient, tantôt brûlaient régulièrement. À un moment donné, une des flammèches commença une pirouette, tournoya avec une grande ferveur en travers de la scène pour brusquement disparaître.
         Assis devant ce spectacle, je m’imaginais après la guerre, racontant cette scène à mon collègue Rysiek, en grossissant le trait et en dramatisant. Ce qui lui aurait fait lever les sourcils minces du dessus de ses lunettes à monture de fil métallique, froncer le front, le menton et hocher de la tête. Il réagissait de cette manière à chaque fois qu’il simulait la surprise.
         Un soldat de Berling accroupi à côté de moi me secoua.
         « Barre-toi, tu vas être asphyxié ».
         Je m’attendrissais : quelqu’un que je n’avais jamais rencontré jusqu’alors et que je ne reverrais plus jamais, lui-même blessé, se préoccupait de ma propre santé.
         À ma gauche, un lieutenant de Berling, à l’accent des confins de l’est, parlait lentement à une femme, agent de liaison de „Parasol", dont la main était amputée au niveau du poignée. Jusqu’alors, je ne leur avais prêté aucune attention... quelques bribes arrivèrent à mes oreilles :
         « Vous êtes une jeunesse héroïque. ... »
         Je ressentis un bonheur indescriptible... la trépidation s’arrêta et, avec elle, le feu intérieur qui me calcinait sans me réchauffer, s’éteignit. Je me considérais déjà moi-même comme un morceau de chair à canons, alors que maintenant, quelqu’un qui attendait lui-même la mort, nous qualifiait de « jeunesse héroïque ». Dire cela, c’était la preuve qu’il n’avait pas peur de cette chose bizarre appelée la mort. Il n’avait pas peur, parce que la mort n’existait pas. Elle n’existait qu’en apparence. La mort n’est pas ce que l’on croit. Depuis longtemps je m’en doutais. Nous allons nous prendre par les mains et traverser la mort comme on traverse un nuage. Lorsqu’ils nous tireront dessus et quand des piqures se feront ressentir dans nos poitrines, le monde entier vacillera, il faudra alors respirer profondément et se tenir fort par les mains... pour ne pas tomber et passer au-delà.

(***)

         L’inertie de mon corps était compensée par une grande agitation de l’esprit. Je ne ressentais pas de haine envers les Allemands, seulement la peur.
         Et si tout cela n’était finalement qu’un malentendu horrible qui serait tiré au clair à la fin ?
         Je n’en voudrais jamais aux Allemands de m’emmèner au Reich pour des travaux forcés perpétuels. Je saurais creuser des fosses et des tranchées jusqu’à la fin de mes jours, sous un ciel bleu, dans les rayons du soleil, respirer l’air frais de l’aube jusqu’au soir, dormir la nuit.
         Si on m’avait demandé ce que je voulais devenir, ou ce que je voulais vivre, ou qui j’aimerais rencontrer, j’aurais été incapable de répondre.
         Tantôt, le désespoir s’emparait de moi : pourquoi avais-je consacré tant de temps dans Okrąg ? Pourquoi avais-je perdu deux nuits dans Wilanowska ? J’aurais pu choisir le meilleur kayak. J’aurais pu réparer le pire des kayaks, m’envelopper de chambres à air moi aussi, ou me ceinturer de bouteilles vides pour flotter. Où était Edek. Il était peut-être encore en vie et ruminait. Lui, il aurait été capable de s’embarquer sur un canot avec ses amis.
         Tantôt, ma pensée revenait à de meilleurs souvenirs, notamment à la Galerie. Mais le spectacle d’une Galerie grouillant de monde s’était effacée pour laisser place à l’image d’une Galerie morte. Obscurité, vide, silence...Il n’y a plus un seul Allemand alors qu'eux, ils gîsent tous sous un grand amas de décombres...Cuisine dans la Galerie...Tant de visages immobiles définitivement figés dans la nuit.
         Qu’est-ce qu’on attend ?
         Je savais que nous allions tous mourir. Mais je me sentais comme si je devais être le seul à perdre la vie. Ils vont me tuer... tuer...
         L’expression „bastos dans le cigare" appartenait au passé où l’approche de la mort était considérée avec nonchalance. Ils vont me tuer... tu-er... tu-er... tu-er-tu-er-tu-er-tu... Je ne pouvais concevoir que la mort d’autrui.
         Plus les mots „mort" et „tuer" résonnaient dans ma tête, moins je les comprenais. Ils m’apparaissaient de plus en plus terrifiants. Je sentais que j’allais m’évanouir. L’air me manquait. Je traversais ce qui fut une cuisine pour atteindre la porte cochère. Je sortis dans la cour pour la dernière fois. Les feux s’étaient déjà éteints. Une lueur rouge céda la place à l’obscurité. J’explorais une fois encore les alentours afin de trouver un repaire dans l’espoir que j’avais omis quelque chose la fois précédente. À la sortie de la porte cochère, sur la droite, il y avait un espace libre de quelques mètres, entravé par une dérisoire barricade de bûches. De là, je pouvais voir le nº1 Wilanowska qui était entre les mains polonaises. Mais aussi les maisons côté pair dans lesquelles, à ma connaissance, se trouvaient les Allemands.

(***)

         L’auteur se décide enfin d’aller en direction des Allemands avec un groupe de civils. Ce moment était mûrement calculé : en effet, les Allemands n’ont pas encore commencé leur journée de travail, et donc, ils n’ont pas encore tué. Ils sont de meilleure humeur et ne fusilleront pas cette poignée de civils rescapés.

(***)

         Nous avancions lentement. Plus la marche était lente, plus elle était sûre, sur ce no man’s land, faisant penser à une arène baignée dans les rayons du soleil naissant au-delà du fleuve. Le plus insolite était que nous progressions observés par quatre armées – Armée de l’Intérieur, armée de Berling, armée russe et armée allemande tout en agitant des serviettes blanches, des taies ou des tissus de doublures claires. Certains de notre groupe brandissaient même un carré de toile blanche dans chaque main. Je n’avais pas ressenti une telle ivresse depuis le moment où je m’étais retrouvé dans le canal au-dessous de la place Krasiński. M’étant déjà habitué à la nouvelle situation, je regardais tout autour de moi, ne bougeant que les yeux, tout en ayant la tête immobile.
         Nous laissâmes déjà derrière nous l‘entrée de Wilanowska, quand j’aperçus deux Allemands au milieu de ruines situées sur la gauche. Ils étaient couchés derrière une mitrailleuse, leurs regards fixés droit devant eux. Ils restèrent immobiles quand nous passâmes à côté d’eux. Qui guettent-ils ? me demandai-je. J’ignorais qu‘au nº 2 et 4 de la rue Wilanowska, il y avait encore des Polonais. Je pensais que personne de notre groupe n’avait remarqué la présence de ces Allemands, tant chacun était hypnotisé par l’agitation frénétique des draps blancs.
         C’était la première fois depuis l'époque de la Vieille Ville que je me sentis le courage de défiler au beau milieu de la rue, à la vue des Allemands, des Polonais et des Russes qui restaient invisibles. J’avais le trac, mais sans avoir peur. Persuadé qu’après tant d’années de guerre, les Allemands n’étaient plus aussi sanguinaires que par le passé. Que désormais, tuer ou épargner des vies, n’avait plus aucune importance pour eux. Il suffisait de savoir les prendre et choisir le moment opportun.


Photographie des ruines de l’immeuble 1, rue Wilanowska.
C’est dans les alentours de cet immeuble que l’auteur s’est décidé à aller au-devant des Allemands.


          La résistance de la « tête de pont » de Czerniaków a duré encore 2 jours. Afin de souligner la vaillance des soldats allemands, un communiqué de la Wehrmacht mentionnait que les combats pour le dernier immeuble (sur la photo) avaient pris 24 heures. A l’issue des combats, les Allemands ont massacré dans les alentours de Wilanowska quelques centaines de civils et de militaires.

(***)

         Tout à coup, des soldats se mirent à courir vers nous depuis l’immeuble situé au coin de la rue. Ils ne portaient pas d’uniformes de couleur feldgrau, mais d’un vert éclatant. Police. Ils nous faisaient des signes de la main. Quelques instants plus tard, nous nous retrouvions parmi eux. Leurs galons bronze clair indiquaient qu’ils appartennaient à la Feldgendarmerie [gendarmerie de champ]. Ils dégageaient la fraîcheur : propres, rasés, détendus, comme s’ils venaient à peine de commencer la guerre. Leurs visages exprimaient la satisfaction.
         Quand les rats quittent le navire, c’est qu’il est en train de couler !
         A nouveau, je me retrouvais sous l’occupation.

(***)



Jan Kurdwanowski

traduction, sélection du texte et commentaires intercalés: Wojciech Włodarczyk
Avec l’aide précieuse apportée par : Michèle et Jean-Pierre Barbier ; Jean-Pierre Ledoux
Mise en forme et traitement du texte : Maciej Janaszek-Seydlitz

Livre disponible en polonais sur le site : www.kurdwanowski.pl



     

Jan Kurdwanowski, caporal „Enjambée”
Groupement "Sosna”
Bataillon "Chrobry I"
Compagnie "Renard"


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