Témoignages des insurgés

Un souvenir du temps de l’Insurrection de Varsovie de Barbara Bobrownicka-Fricze





Barbara Bobrownicka-Fricze,
née le 4 avril 1922 à Debica
sergent-chef de l’Armée de l’intérieur (AK)
pseudonymes: « Olenka «, « Baska Wilta «, « Wilia »
groupement « Rog », bataillon « Boncza »
captive nº 141503, stalag VI-C Oberlangen








Barbara Bobrownicka-Fricze, pseudonyme « Wilia », brancardière, groupement « Rog » de la vieille ville: un souvenir sur les pigeons de la vieille ville.




Notre Maciek


         C’étaient des jours ordinaires d’été. Le soleil brillait dès le petit matin. Il n’y avait même pas un petit nuage sur le ciel. Pendant des jours pareils, les hommes sont censés se sentir bien. Et leurs soucis, il faudrait les écarter jusqu’à l’arrivée de la pluie et du ciel couvert. C’était il y a des années, l’insurrection durant depuis deux semaines à Varsovie. Des maisons réduites en ruines se multipliaient. Leurs décombres s’accumulaient. Le jour et la nuit, des biens humains étaient en feu. Nous nous étions habitués à cette image: c’était la guerre. Nous savions la raison pour laquelle, devant et derrière nous, des gravats poussaient et des fumées se répandaient. Nous gardions nos postes, accompagnés par des pigeons de la vieille ville, du matin au soir. Ces derniers piétinaient à pas menus parmi des tas de briques. Ils hochaient leurs têtes et avaient les yeux grands ouverts comme s’ils voudraient demander : « Qu’est-ce que c’est? Qu’est-ce qui se passe? »
         Ils étaient forcés à trottiner longtemps d’une pierre à l’autre pour finir par trouver une miette de nouritture. Les hommes, eux aussi, s’étaient mis à se nourrir des miettes. Ils ne rêvaient plus à une pomme de terre cuite, ils avaient oublié le goût du pain. Et alors, comment se souvenir de pigeons? Il s’y trouvaient ceux à qui ces maigrichons campagnons ailés faisaient pitié. Nombreux étaient à leur crier: « Envolez-vous-en! », « Fuyez ! ». Derrière ses murs, il y avait des champs d’où le blé venait d’être récolté, assez pour les pigeons.
         Là-bas, il y avait des gens qui allaient retrouver pour vous des restes du gruau ou du pain.
         Or, les pigeons ne s’envolaient pas. Ils ne cherchaient plus leurs nids. Le son des avions arrivant les faisait prendre leur essor et voler très haut, tant que résistaient leurs ailes, affaiblies par la faim.
         Des bombes volaient et la mitraille de l’armée de bord tombait drue...
         Lorsque le ronronnement des moteurs se calmait, les pigeons revenaient. Et quoique moins nombreux, ils continuaient à trotter à pas menus entre des gravats entassés, à courber drôlement leurs petites têtes et à avoir les yeux grands ouverts. Il se peut que ne soient-ils plus stupéfiés par le fait que le nombre de maisons avait encore diminué, que les hommes se précipitaient, tout en transportant des bléssés, qu’ils montaient des amas de décombres pour gagner au plus vite un hôpital. Qu’une attaque était suivie par la seconde, la troisième, la dixième...
         Le bruit des armes de toute sorte, le sifflement des balles volantes, des grenades explosantes soulevaient des gens à la lutte et des pigeons au vol. Une fois le silence s’installait de nouveau, les pigeons regagnaient leur place. Nous n’en parlions pas, mais que ce serait-il passé si, un jour, ils n’étaient pas revenus ? Eh oui, ce serait indoubitablement un mauvais signe. Ils revenaient, puisqu’il n’y avait toujours pas un nuage et que des jours qui se succédaient laissaient supposer le bonheur des hommes et des pigeons.
         Wojtek était cadet de notre détachement. Il n’avouait pas son âge. La chevelure sur sa tête poussait en tous sens, ses taches de rousseur faisaient ce qu’elles voulaient et ses yeux bleus s’efforçaient de paraître sérieux et adultes, mais n’y réussissaient que rarement. Tout le reste en lui était trop allongé, trop mince, trop agile. Il était partout, tout comme s’il y avait parmi nous plusieurs Wojtek. Parfois, le garçon disparaîssait pour un quart d’heure, une démi-heure peut-être, le plus souvent pendant des heures de répas. Pourquoi ne mangeait-il pas avec ses camarades ? Enfin, c’était son affaire. Je n’aurais jamais su la cause de son comportement, si ce n’était pas par un coup de hasard. Le silence régnait. Les Allemands dînaient probablement. Pour changer de pansement à une vieille dame, je cherchais à la joindre, couchée dans une cave croulée vers laquelle conduisait un trou étroit dans le plafond. Afin d’accéder la malade, il fallait descendre une échelle. Tous les autres trous avaient été bien entassés par les débris. En effet, après avoir remplacé rapidement des bandages, j’ai fixé la manière d’enlèvement de la vieillotte enfissurée pour monter enfin les échelons instables.
         J’ai penché ma tête par le trou de la cave. Le brillement du soleil m’avait aveuglée, l’air fraîche m’avait étourdie, ce n’était donc qu’un instant après que j’ai vu Wojtek. Il était assis contre l’unique mur sauvé d’une maison abattue. Il était en train de manger du gruau, une gamelle entre ses genoux, le pigeon assis sur le bord. Le garçon le nourrissait avec une cuillière. L’oiseau piquait avec voracité. Ils ne m’avaient pas aperçue. De temps en temps, j’entendais des paroles prononcées par le garçon après lesquelles il se mettait chaque fois à caresser les plumes de l’oiseau.
         - Vilain, tu te fiches des valeurs spirituelles.
         Le pigeon à recommencé à piquer.
         - Que le ventre soit plein. Tu as raison, à la guerre, c’est l’essentiel...
         Je n’avais pas l’intention d’écouter. N’ayant pas où reculer, je restais à ma place. Wojtek a levé sa tête.
         - Tu me pistonnes?
         - Rien de tel, je suis venue pour changer de pansement.
         - Si tu en dis un mot, je te pardonne pas.
         - Sans blague, personne n’en saura rien.
         - N’oublies pas, hein. Je te le laisserai nourrir parfois. Mais pas trop, qu’il ne s’habitue pas à toi.
         Ce fut ainsi qu’on est devenu les gardiens fortuits d’un secret commun. Chose évidente, l’oiseau appartenait à Wojtek, mais aussi un peu à moi. Il me reconnaîssait à chaque fois que je faisais cogner la cuillière contre le bord de la gamelle. Nous l’avions appelé Maciek. Notre amitié n’avait nul besoin de mots, pourtant, l’amitié, mes chers, ça coûte. Et nous, nous nous trouvions toujours dans l’ardeur de la lutte. Notre Maciek, à l’instar d’autres pigeons, s’envolait en entendant le bruit des avions arrivant. Nous attendions son retour, tout en nous demandant plusieurs fois pendant la journée : allait-il revenir ou pas ? Il revenait. Il s’asseyait contre le mur encore restant de la maison démolie et il passait au nettoyage de ses plumes. Il remuait alors sa tête si drôlement, observait tout autour de lui, faisait ses yeux noirs grands ouverts, quoiqu’il semblât ne plus s’étonner de rien. Or, je ne me souviens évidemment pas de la date précise, mais encore pendant ce temps plein de soleil, quand tous étaient censés se sentir heureux, y compris les pigeons, un jour est arrivé.
         Brusquement, comme si tout se plongeait dans la folie. Il n’y était que la fumée, le grondement, le sifflement des obus qui se déchiraient. Les Allemands ne nous épargnaient pas le feu, ni le fer. Quant à nous, nous en étions plus économes. Nous ne pouvions pas nous permettre un tel gaspillage. Manquant d’armes et d’amunition, nous restions, pour le pire, peu nombreux, en comparaison avec eux. De plus, lors de l’offensive, notre mur s’est écroulé. Le dernier qui faisait part de la maison dorénavant inexistante. L’unique protection contre l’ennemi pendant nos rencontres avec Maciek. Quelle image ! Au lieu du mur contre lequel on s’asseyait toujours, à ce moment-là il ne restait qu’un tas de décombres. Devant nous, il se trouvait Maciek qui se nettoyait les plumes de plus belle, découvert de tous côtés, assis juste sur l’amas de briques.
         - Ils vont le tuer – a presque gémi Wojtek.
         Je restais sans voix. Quelque part dans l’espace jonché de ruines, un rire grossier se faisait entendre. Non, ce n’était pas un rire grossier, c’était un gros rire d’un homme qui pouvait tirer à notre pigeon dans un instant. J’ai fermé mes yeux. Malgré cela, mon imagination me faisait voir les petites plumes de notre pigeon se répandre. Wojtek était le premier à revenir à soi. Il a tinté bas sur le bord de la gamelle par la cuillière. C’était l’invitation au dîner. En sonnant, Wojtek remuait ses lèvres sans émettre aucun son. Moi, j’étais la seule personne à entendre son appel. Le pigeon a pris essor pour s’assoir doucement sur le bord de la gamelle. Une balle perdue s’est échappée des ruines, tout en projettant des fragments de briques en tous sens. Maciek n’y était plus. Il mangeait déjà le gruau de la cuillière qui tremblait délicatement.
         - Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? – la voix m’est revenue – Il va sûrement regagner son ancienne place.
         J’étais sûre que Wojtek pensait à la même chose. En effet, le pigeon n’y comprenait rien.
         À ce moment-là, le gars s’est levé.
         - Nourris-le – s’est-il adressé à moi.
         Lui, il s’est mis à dresser un édifice en briques dans une niche murale complètement masquée. Une fois construite, il a installé l’oiseau dedans et a versé tout le contenu de sa gamelle dans l’enfoncement qu’il avait préparé.
         - S’il apprend que le garde-manger est ici, il n’ira pas chercher l’ancien endroit.
         Il avait raison, la nouvelle cachette a plu à tout le monde. Mais moi, j’avais honte. J’avais mangé entièrement mon gruau. Je n’en avais gardé qu’une petite portion pour l’oiseau. Je n’en pouvais pas partager avec le garçon qui avait faim sans doute.
         - T’en fais pas souci, mes rêves seront légers. – me consolait-il.
         Cependant, notre chouchou, étourdi par une quantité pareille de nourriture, la dévorait à vitesse extrême, comme s’il craigniait que nous allions changer d’avis et reprendre le cadeau généreux. Enfin, pesant et somnolent, il s’est envolé vers l’espace qui n’était pas connu que par lui-même. On devait revenir. Les Allemands, eux, après avoir copieusement dîné, regagnaient d’entrain de sorte que l’appel « Brancardière ! » pouvait se faire entendre à chaque instant. C’était un appel au secours. Et, tout d’un coup, une confusion générale s’est faite. Les grenades explosaient sur le marché. Les gens n’avaient pas réussi à se cacher. Les cris des blessés se sont repandus. Les mains faisaient mal, mais portaient le brancard avec peine, les jambes habituées à se déplacer sur les ruines cherchaient un endroit sûr avec habileté. Glisser ou busculer avec un blessé sur le brancard, souvent inconscient, était hors question. Vite, vite, la vie humaine en dépendait maintes fois. Dans les salles d’opération situées dans le restaurant surnommé Krzywa Latarnia [« Une réverbère courbée », ndtr] les médecins fatigués travaillaient à la lumière des bougies ordinaires. Depuis longtemps, il ne s’y trouvaient pas d’autres sources de lumière. Je ne me souviens plus combien de temps cela durait. Lors des jours pareils, personne ne mésurait pas de temps. Et cela non pas parce que c’étaient des jours pleins de soleil, pendant lesquels tout être vivant était supposé ressentir le bonheur et remettre ses soucis à un autre temps, celui de pluie. Je suis revenue à mon secteur avec un reste d’énergie que j’avais. Je portais quelques morceaux de sucre, glissés dans ma poche par une femme légèrement bléssée à qui j’avais changé de pansement. C’était pour Wojtek, puisqu’il avait tellement faim. Mais lui, il était absent. J’ai oublié ma fatigue tout de suite. Je savais où l’aller chercher. Il était assis devant la cachette fraîchement construite et regardait le gruau versé le midi. Personne ne l’avait touché depuis ce moment-là.
         - T’en soucie pas, il lui faut du temps pour revenir.
         Je me suis arrêtée à côté du garçon.
         - Le matin, j’avais déjà un noir pressentiment.
         Machinalement, j’ai sorti de ma poche des morceaux de sucre et je les ai passés à Wojtek. Il s’est mis à les émietter sans mot dire. Il les a répandus en petites portions sur la brique près du gruau. Dans cet instant même, je me suis rendue compte que le pigeon appartenait sans doute à lui, uniquement à lui. Deux jours plus tard, l’oiseau n’arrivait non plus. Le pire est devenu un fait. Nous ne parlions pas de lui. Le gruau versé avait désséché. Wojtek, notre mince Wojtek, avait amaigri encore plus. La blouse d’insurgé lui pendait comme s’il était un épouvantail à moineaux. Je m’inquiétais pour lui. Les jours passaient. Le temps nous manquait à réflechir, nous vivions de l’attaque à l’attaque. Ce fut probablement quatre jours après la disparition de notre ami. Il se faisait nuit, une obscurité sérrée emmitouflait des ruines et des édifices encore sauvées. Seuls des objets qui n’avaient pas été entièrement brûlés, brûlaient encore. De temps en temps, des langues de feu isolées surgissaient dehors des recoins sombres. Je suis sortie à l’extérieur du secteur pour respirer l’air fraîche. Silence. Quelque part de loin, il se faisaient entendre des coups de feu à maintes reprises, comparables aux tirs d’une arme somnolente. Je me suis assise sur un tas de planches écroulées. Tout autour de moi n’était pas ce qu’il aurait dû être. Tout se trouvait jonché dans un désordre horrible, je me sentais pourtant chez moi : tout cela s’était produit en ma présence, m’était connu, proche et par conséquent, quasiment sûr. La barricade, en dehors de laquelle il était interdit de sortir, me séparait du marché où la cannonade ménaçait de toutes directions. Les Allemands disposaient des tireurs excellents que nous appelions «oiseleurs». C’étaient eux qui avaient blessé et tué plusieurs personnes imprudentes. La lune a paru sur le ciel. Silence. Tout d’un coup, un caillou s’est éboulé. J’ai commencé à écouter et observer attentivement. Rien ne se laissait voir. Un instant après, un bruit de nouveau. Pas de doutes, quelqu’un rampait. Il se peut qu’un garçon était-il allé chercher une arme. Une telle désobéissance pouvait coûter cher. Il rampait avec maladresse, en cachant perceptiblement quelque chose dans son sein. Les Allemands, ils l’avaient entendu aussi, quelques coups de feu se sont répandus. Les obus ricochaient sur les débris. L’homme rampant a acceleré. Il faisait déjà un bruit distinct. Je l’observais avec fébrilité : qu’il tienne bon, encore quelques mètres.
         Puis après, il s’est arrêté près de moi.
         - Jurek! – ai-je failli à crier.
         - Silence, fichons le camp, car ils vont y accourir tout de suite.
         Un instant après, il n’y avait personne sur le lieu de crime.
         - Tu ne sais où est Wojtek? – m’a-t-il demandée lorsque nous nous sommes sentis en sécurité.
         - Suis-moi.
         Quand nous étions à nous trois, Jurek a tiré sa blouson. Nous avons vu notre petit Maciek. Nos mains se sont tendues simultanément. Le pigeon avait une aile heurtée. Nous nous sommes dirigés ensemble vers notre cachette. Wojtek s’est mis à racler le gruau séché des briques. Nous n’avions pas d’autre chose à ce moment-là. Il n’était pas nécessaire à inviter l’oiseau à manger: il le faisait avec avidité, malgré les ténèbres, il devait être très affamé.
         - Comment as-tu appris de lui? – a demandé Wojtek.
         - C’était un coup de hasard stupide. Je le nourrissais, moi aussi. Tu n’as pas aperçu comment il était engraissé?
         - Vous bavardez de plus belle et moi, j’ai un boulot. Je dois panser l’aile malade.
         - Mais fais attention, qu’il n’aie pas trop mal.
         Wojtek soutenait petit Maciek, moi, toute en crainte, j’ai passé à l’action.
         À présent, quand je nourris des pigeons sur le marché de la vieille ville, il y a longtemps de ces jours-là, il me semble que ce sont des grands-grands-grands-enfants de notre petit Maciek. Sans blague : tant ils ressemblent à lui.

En écrivant cela, j’ai tenu la promesse
faite aux pigeons de la vieille ville
lors de ces jours pénibles
en réconnaissance du fait qu’ils ne nous ont pas abandonnés.


Barbara Bobrownicka-Fricze

traduction: Katarzyna Tkaczyk



      Barbara Bobrownicka-Fricze,
née le 4 avril 1922 à Debica
sergent-chef de l’Armée de l’intérieur (AK)
pseudonymes: « Olenka «, « Baska Wilta «, « Wilia »
groupement « Rog », bataillon « Boncza »
captive nº 141503, stalag VI-C Oberlangen





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