Témoignages des insurgés

LES MÉMOIRES D'UNE BRANCARDIÈRE



Barbara Bobrownicka-Fricze,
Pseudonyme : "Wilia""
Sergent-chef de l'Armée de l'Intérieur
Groupement "Róg" dans la Vieille Ville
Bataillon "Bończa", 101ème compagnie
Prisonnier de guerre no 141503, Stalag VI-C Oberlangen


         Depuis un certain temps, les ondes de l’éther rapportaient les nouvelles de la défaite des Allemands à Stalingrad. Enfin, nous pouvions les voir de retour à Varsovie. Quatre ans auparavant, ils avaient traversé les mêmes rues embarqués dans leurs motocycles bruyants. Ils apportaient leur morgue, leur mépris, leur violence et la conviction de puissance. Quatre ans plus tard, ils rentraient, dépareillés, en haillons, pansés, ceux qui étaient blessés plus gravement étaient transportés par des chariots de paysan. Ils peinaient à remuer leurs pieds. Ils ne levaient plus leurs têtes, tentant peut-être d’éviter nos regards pleins de joie. Au moment même où tout commençait à tourner très mal pour eux, le commandant allemand de la capitale ordonna que 100 mille jeunes hommes soient prêts à creuser les tranchées. Si les Varsoviens avaient obéi à cet ordre, cette seule disposition aurait suffi pour anéantir toute l’Armée de l’intérieur déployée clandestiment dans la capitale. La jeunesse qui s’était formée dans la clandestinité depuis quatre ans attendait les décisions de ses commandants.

         Avant l’insurrection, j’étais agent de liaison. La veille de l’insurrection, j’avais reçu une longue liste de personnes qu’il me fallait avertir de l’heure et du lieu du rassemblement. Le moment tant attendu était donc venu. J’avais une bicyclette (très lourde) qui devait en principe faciliter ma tâche, parce que les habitations des destinataires des messages que je portais étaient situées dans des quartiers très dispersés, souvent lointains, installées aux étages supérieurs, dans des immeubles sans ascenseur. Je traînais donc ma bicyclette en montant l’escalier. C’était une tâche qui surpassait les forces d’une jeune fille souffrant de malnutrition, mais ma mission fut enfin accomplie. En consommant le reste de mes forces, je rentrais chez moi, dans le quartier Zoliborz où j’habitais.

         Le lendemain, dans l’après midi, les rues étaient envahies par des jeunes gens, tout pressés. Ceux qui étaient le plus privilégiés par le sort portaient des armes dissimulées sous les pans des manteaux. Tout le monde portait de petits pâquets. Il s’agissait de provisions alimentaires pour trois jours. Autant devait durer l’insurrection. Ils disparaîssaient de notre vue, dans les rues et dans les tramways. C’était une déconspiration complète. Grand étonnement- nous étions donc si nombreux.

         Ma première position au cours de l’insurrection était située au 2/4, Place Dąbrowskiego. A l’intérieur d’un quadrilatère formé de quatre rues était construit un édifice de plusieurs étages. Dans cet édifice, il y avait un poste sanitaire et un petit hôpital. Nous entrions silencieusement, un à un, à travers le portique, pour ne pas éveiller la curiosité de l’occupant. Nous y réussîmes.

         A l’intérieur, on nous attendait: chacun fut mené individuellement à son poste.

* * *


         Arrivée à mon poste, une grande surprise: on venait de me qualifier de brancardière. J’avais suivi, certes, une formation dans ce domaine, mais je n’avais jamais été trop studieuse. A la vue du sang, je perdais contenance. Mais que faire: un ordre est un ordre. Aucun recours possible. Je me présentai devant la commandante qui était une dentiste. Cette femme charmante, appelée docteur Joanna, conquit tout de suite ma confiance et ma sympathie.

         Dans ce centre sanitaire déployé à l’avance il y avait 24 brancardières. Je ne les avais jamais connues auparavant, pourtant je me suis tout de suite sentie comme entre amis en leur compagnie. Notre lutte commune nous avait tous rendus solidaires.

         Juste à côté, il y avait un minuscule hôpital surveillé par un médecin.

         On n’entendait ni ne voyait pas nos garçons. Enfin, le combat était lancé. Les premiers tirs annonçaient leur présence et vigilance. Quelques-uns seulement portaient des armes. La plupart espéraient les conquérir dans le combat. Peu nombreux étaient ceux qui pouvaient se battre. Ils rentraient de leurs postes et s’affaisaient par terre, exténués par la fatigue. Ils s’endormaient tête couchée sur leurs armes. Ils n’étaient pas capables de s’en débarasser, ne fût-ce que pour un moment. Nous tentions de leur venir en aide.

         Dans les appartements désertés, nous trouvâmes quelques matelas. Les gars faisaient irruption pour quelques instants, mais à peine endormis, ils sursautaient pour regagner leur positions délaissées.

         Je me faisais agresser par les dames qui géraient un point de soins aux soldats, comme quoi je jouais au petit chef, que les formalités n’étaient pas accomplies. Ils s’avérait donc que les matelas étaient informels, tout comme informel était le sommeil des garçons.

         Mais la docteur Joanna, ma chère docteur Joanna, ne me faisait aucune obstruction, bien qu’elle ait été mon chef. Elle travaillait elle-même du matin au soir et même au-delà, toujours souriante, toujours contente.

         C’était le deuxième jour du combat. Une situation très chaude dans la rue Marszałkowska se déclara. Toute la rue était sous le feu des Boches. Nos garçons étaient à l’angle des rues Próżna et Marszałkowska. Les tirs devenaient trop denses: la commandante du poste sanitaire et le médecin craignaient de lancer dans l’action leurs brancardières. Nous nous décidâmes tout de même d’y aller. Il fallait traverser la Place Dąbrowski sans aucune protection. Les Allemands avaient une visibilité parfaite sur la place. Des balles enragées et vénéneuses fusaient devant nous, au-dessus et derrière nous, en ricochant sur les dalles du trottoir et en frappant les murs des immeubles auquels nous étions collées et courions, pliées en deux, le plus bas possible. J’étais convaincue que je ne serais pas touchée, mais la rage satanique et sourde des obus m’épouvantait. Les garçons, en rampant, évacuaient les blessés à travers Marszałkowska. Il y avait un blessé qui rampait tout seul. Ils s’arrêta- on venait de le toucher pour la deuxième fois. Il était impossible de parvenir jusqu’à lui.

         L’immeuble de Pasta dominait une rue dégarnie, comme un bastion. Les Allemands nous tenaient sous un feu violent. Quel moyen avions-nous pour les atteindre? Pas de temps pour réflechir. Une multitude de blessés. Nous travaillions sans répit. Notre poste sanitaire se trouvait dans une vaste chambre, faiblement éclairée. On apporta une brancardière, blessée à la tête. Nous l’installâmes dans une chambre voisine. Son oeil exorbité pendait à l’extérieur. Elle était si jolie. On lui mît un édredon sous la tête. Un médecin était là. Nous nous précipitâmes dans la rue, les mains baignées d’un sang visqueux. Des cris des blessés retentissaient autour. Ils gisaient sous toutes les portes ou y étaient assis. Nous nous déplaçions à l’écoute de leurs voix gémissantes. Ils étaient patients, calmes et confiants. Les Allemands éclairaient les rues, parcourues par des brancardières courbées, se faufilant avec leurs brancards. Il fallait se tenir plus près des murs, au plus près du sol, échapper au plus vite aux balles ricanantes. Aucune protection, on n’avait pas le temps d’y penser. Disparaître au plus vite derrière le virage, à l’abri des tirs. Vite. Vite. Après, il fallait retourner pour évacuer les suivants. Traversant des trous et des amas de sciure, nous parvînmes à notre destination.


L'immeuble de Pasta (phot. de Sylwester Braun)


         L’immeuble de Pasta se tenait toujours là, immuable, se détachant sur un fond noir, comme une raillerie et disparaissait dans la nuit encore plus sombre après le passage de la fusée.

         C’était notre première défaite et une première dose de souffrance qui pénétrait jusqu’au fond de notre être. Le silence s’étendait autour. Le docteur Joanna était là, elle posait des questions, compréhensive, et ainsi elle nous soulagait un peu.

         Les malheurs se suivaient à la chaîne. Des avions nous survolèrent. Ils lancèrent leurs salves obliquement, en touchant les salles d’intervention de notre hôpital, au premier étage. Notre médecin chef était en train de faire une pîqure à une jeune fille blessée près de Pasta et reçut une balle mortelle directement dans le coeur. Il remuait la langue comme pour respirer, mais c’était son dernier effort et sa dernière gorgée d’air, parce que ses yeux étaient déjà couverts d’une taie.

         Que cela était dur. Nous parlions de lui, c’était inévitable. C’était la veille encore qu’il m’avait fait une injection de morfine contre la douleur d’une dent. Après, nous passâmes toute la soirée à nous raconter des blagues. C’était marrant. C’était la veille.

         L’hôpital fut évacué et occupait désormais l’immeuble PKO, rue Świętokrzyska. Les Allemands connaissaient l’emplacement de nos positions. La veille, les Volksdeutsche que nous avions emprisonnés, réussirent à prendre la fuite.

         Notre salle de pansements se réfugia dans un abri, protégée contre l’impact des projectiles envoyées par les avions. Nous étions soulagées parce que nos blessés se trouvaient dans un endroit sûr.

         Les avions nous survolèrent à nouveau.

         Tout s’effondra. Je étais au- rez- de chaussé au moment où le portique, se trouvant juste à côté de la cave occupée il y a quelques heures par notre hôpital, fut percuté par une bombe lancée obliquement. Tout s’écroula et une poussière brûlante pénètra dans mes poumons, traversant le nez et la bouche ouverte, en piquant les yeux. Ma terreur était si grande qu’elle dépassait les dimensions humaines. Je fus propulsée par un désir impérieux de fuite. Vers où? Il faisait noir comme si c’était la nuit. C’était tellement dur. Abasourdissement et impuissance. Gémissements des infirmières blessées. Tout à coup, j’entendis un bruissement de l’eau. C’étaient les conduites d’eau qui venaient de se casser. L’eau tombait du haut et inondait la cave. Mon désarroi devint aveugle. Il faisait de plus en plus sombre. Aucun répère, sauf celui de s’enfuir au plus vite. J’entendais à peine les râles de celles qui se noyaient.

         Irruption soudaine de la lumière du jour. Je vis un escalier qui ne s’effondrait pas. Je ne pouvais plus avancer, on m’attrappa. Quelques gouttes de médicament administrées inutilement. La clarté était pénible. Ils étaient en train de m’expliquer quelque chose. Ils n’avaient pas entendu ces spasmes râlants, ces respirations saccadées, ni le bruissement et le gargouillement de l’eau. La douleur me contracta à l’intérieur. Je me mis à marcher, envahie par une stupeur indéfinie. Que cette impuissance était horrible... Tout était désormais loin de moi, derrière une enveloppe de brouillard et d’angoisse. Pourquoi cet escalier ne s’écroulait-il pas sous mes pieds? Pourquoi je ne tombais pas dans un précipice? Pourquoi ces gens criaient? Devais-je leur venir en aide? Quelle absurdité... néant...

         Une question surgit soudainement: où est-elle, docteur Joanna? Je posais et reposais cette question. Plein de monde autour. Les filles noyées étaient évacuées de la cave.

         Les gens disaient qu’ils l’avaient vue quelque part, ce qui signifiait qu’elle était là, vivante. Je courus pour la chercher dans les abris. Je la cherchais, c’était un impératif pour moi.

         Je paniquais à l’entrée de l’abri. J’avais horriblement peur des abris! Je luttais contre moi-même. Ces souterrains étaient terriblement suffocants et encombrés par la foule. Les cheveux se dressaient sur ma tête. Je ressentais que mes follicules pileux se raidissaient. (Ce n’est donc pas un phénomène qui se produit seulement dans des livres). Elle n’était nulle part. Je rebroussai le chemin.

         L’opération de sauvetage n’était toujours pas terminée. Des corps écrasés, horribles, mis à nu, des débris humains sanglants, des visages déformés, une odeur douceâtre du sang. Les insurgés travaillaient et l’amas des cadavres grandissait. Le docteur Joanna présentait un visage normal. Heureusement, elle n’avait pas souffert. Elle l’avait bien mérité.

         J’étais seule. Personne d’autre n’avait survécu de mon détachement sanitaire. Un nouvel ordre était lancé, je ne sais même pas par qui.

         Un deuxième point. Pour l’instant, je n’avais aucune affectation précise.

         Que ce passage des couloirs étroits des caves était horrifiant. De ce labyrinthe crépusculaire émergaient les dents énormes de la peur. Mon Dieu, pourquoi la fuite était impossible? C’était à cause de l’emprise impérieuse du devoir. A peine entrées, nous vécûmes un nouveau raid aérien. A nouveau, c’était notre maison qui fut prise pour cible. Tant de bombes. L’enduit tomba sur ma tête, la poussière noire était impitoyable. La lumière s’éteignit. Encore une autre bombe et encore. Les murs tombèrent. Terreur. S’enfuir, mais où? Ne pas exister, mais comment? Nous trouvâmes le moyen de nous échapper, en évitant d’être enseveilis sous les décombres.

         Un nouvel ordre fut lancé. Il fallait patienter. Un nouvel abri. Il n’y avait avec moi personne de mon détachement. Je ne pouvais plus le supporter. Je m’étranglais de stupeur devant la pensée de descendre dans un abri. Je me tenais debout sur les marches de la Banque Populaire PKO. Des centaines de gens descendaient dans les souterrains. Je ne pouvais plus, vraiment. Un détachement passant à côté se rassemblait: „Vieille Ville!”.

         Les miens étaient là bas1 . Marysia aussi2 .
         Je décidai de m’enfuir vers la Vieille Ville.
         Je me retrouvais maintenant chez Jadwiga, dont j’étais la suppléante avant l’insurrection, pendant les cours d’éducation sanitaire dispensés aux jeunes filles. Il n’y avait autour que des visages connus d’autrefois, seule Marysia faisait défaut. Il s’avèra que j’étais arrivée ici une heure trop tard. Marysia et Irka Czechowska étaient déjà en route vers Żoliborz3, afin d’y chercher des réserves de pansements.

         Notre poste sanitaire était localisé au 5, marché de la Vieille Ville, au premier étage. C’était un véritable havre de paix. Je n’avais plus besoin de lutter contre moi-même. Il me fallait cependant faire face à ces fantômes terribles qui hantaient mon sommeil. La voix de la conscience criait : Eux, là-bas, ils se battent, ici, c’est la paix. Tu aurais pu te comporter autrement - trouillarde!

         C’était déjà le samedi. Je me réposai donc depuis quelques jours. C’était un train- train quotidien normal. Une circulation habituelle dans les rues.

         A travers le Marché, je vis une femme- espion accompagnée d’une escorte. Elle se démenait, pleurait, implorait la pitié, s’agenouillait devant nos soldats. Il m’était impossible d’assister plus longtemps à cette scène. Un sentiment de mépris m’envahit : c’est inconcevable – s’humilier soi-même à tel point. C’est monstrueux.

         Et si on se trompe sur son sujet?- une réflexion évasive de ma part.

         Soleil et paix. Je retrouvai mon équilibre. Je commençais à entrevoir les contours de l’univers à travers cette omniprésente torpeur.


Photographie aérienne du quartier de la Vieille Ville prise deux mois avant l'Insurrection depuis un avion de reconnaissance allemand. Le Marché occupe le centre de la photographie.


         Je pris le commandement d’une patrouille. Toutes les brancardières étaient plus âgées que moi (plus de trente ans).

         Les premiers avions survolèrent la Vieille Ville. Les premières bombes furent larguées.

         - « Brancardières!!! »

         Arrivées sur place. Brancards. Dépêchons-nous.

         Poussière, fumée, foule, cris de détresse. Se tenir ensemble, ne pas se perdre. Une maison est toute effondrée, il y a des personnes ensevelies sous les gravats. Personne ne s’y attendait. Les gens s’affolent, se bousculent et nous empêchent de travailler. Les décombres couvrent leurs enfants, leurs épouses, leurs époux et des familles entières. Nous devons être intraitables envers ces malheureux, nous ne débrouillerons pas autrement.

         Je ressens une sensation bizarre. Il est interdit de donner libre cours à la détresse face au désespoir de ces malheureux. Je me mets à les rassurer, je leur distribue des gouttes de valériane, je leur dis quelque chose sur un ton persuasif. Je découvre un nouveau type de combat que je mène surtout contre moi-même. C’est le seul moyen pour se décider à porter secours.

         Nos soldats et des civils déterrent les ensevelis. Vite, plus vite!...

         Combien sont-ils, toujours enfouis sous les décombres? Entend-on des gémissements? Mon Dieu, comme cela est lent, malgré l’effort fébrile des mains, malgré la respiration haletante et les visages inondés de sueur de ceux qui arrachent les briques, les planches et les pans entiers de mur. De temps en temps, on extrait des ruines des gens couverts de poussière qui sont, dans la plupart des cas, évanouis. Nous guettons chaque symptôme de vie, chaque signe de réspiration ou de pouls latent, toute étincelle permettant de sauver des vies. Le sort des enfants, de ces petits corps ensanglantés, est le plus tragique...

         Après cet événement trafique, les Allemands commençèrent à s’en prendre aussi à la Vieille Ville. Si la conscience me rongeait moins maintenant, c’est peut-être qu’il y avait moins de temps pour ruminer.

         Marysia ne revenait toujours pas. Je m’inquietais à propos d’elle. Elle n’avait jamais connu la peur, où cela pourrait l’amener?

         Le chant se faisait de plus en plus rare sur notre poste. A cette époque, la Vieille Ville n’était qu’au début de son épopée. Le plus important était de s’entendre avec soi-même. J’avais déjà franchi ce cap. Tout devenait donc évident?...

                  Je me retrouvais sous le n° 2/4, rue Brzozowa, adresse qui constituait le pivot de mon rayon d’action actuel.

         Les Allemands nous bombardaient de plus en plus fréquemment. Ils s’acharnaient sur le Marché.

         Le point sanitaire est évacué vers la rue Kilińskiego.

         A ce moment-là, la peur me reprend. Et la rage. Serai-je dominée par elle ou bien c’est moi qui saurai la dompter? Je fais rapport à ma commandante. Je la prie de m’autoriser à rester avec mon détachement. Ses yeux sont froids et remplis du glacier, alors qu’elle a eu beaucoup d’affection pour moi jusqu’à présent. J’explique que la distance est trop longue et que je risque de ne pas être suffisamment à temps dans le cas d’une hémorragie artérielle.

         Elle me demande d’attendre sa réponse. Sans tarder, je cours chez sa supérieure qui me donne la permission de faire tout ce que je lui demande.

         Les garçons sont quelque peu anxieux. Ils étaient jusqu’alors convaincus de la loyauté de leurs brancardières. Que vont devenir les blessés? Qui va les panser? Appeler les patrouilles venant de „l’autre bout du monde”? Inutile que je m’en explique devant eux. Ils savent que c’est l’effet de la peur. Je leur déclare que je reste quand même. Ils s’en réjouissent sincèrement. Je suis heureuse.

         La commandante me fait venir chez elle. Il s’agit d’un nouvel ordre selon lequel je dois me déplacer au n° 2, Marché de la Vieille Ville. Il faut occuper un local déserté (avant l’insurrection, il y avait un bar, propriété d’un Volksdeutsche). De toute façon, c’est un ordre et tout commentaire est inutile. Je prie et supplie bien que la distance me séparant de mes garçons ne soit pas trop longue. Vous pourrez les rejoindre au cas par cas, en cas d’urgence – la voix de la commandante est âpre, ses yeux sont impassibles.

         Je ne lâcherai pas prise.

         Déménagement. Les garçons nous chargent des plus terribles imprécations.

         -Poltronnes. Le plus important, c’est sauver sa peau.

         C’est difficile à supporter. J’explique. Mais eux, ils sont incapables ou refusent de me comprendre.

         C’est ainsi que nous sommes devenus une patrouille solitaire que personne, de fait, ne voulait reconnaître comme sienne. Notre quartier était maintenant spacieux et confortable. Il y avait même de la place pour se coucher. Un local au rez de chaussé du côté de la cour, avec plafond en ogive croisée typique de la Vieille Ville, inspirait un sentiment de sécurité. Nous faisions le ménage, nettoyions le plancher et arrangeions un poste sanitaire propre et correct. Tout était prêt pour partir sans tarder, en cas d’alerte. Seule inconnue: nous ne savions pas encore de quoi on allait se nourrir.

         Il convient d’écrire quelques mots à propos de ma patrouille ou plutôt de ces jeunes filles qui m’accompagnaient. Je voudrais commencer par Mademoiselle Kazimiera qui était infirmière professionnelle. De par son professionalisme, elle occupait une position privilégiée parmi nous. Nous, qui avions suivi quelques cours là dessus, sans formation professionnelle initiale, ne pouvions pas nous mesurer à elle. Il m’était arrivé plus d’une fois de ressentir le fardeau de la responsabilité et des remords à cause de mon ignorance en matière sanitaire. Dans ces circonstances, aucune de nous n’osait ouvrir la bouche sur le sujet sanitaire, ce qui entraînait une avalanche de préceptes de sa part, agrémentés d’un sourire ironique découvrant ses dents robustes capables de décortiquer tous les secrets de la connaissance, sans parler de notre ignorance. Mademoiselle Kazimiera était une patriote acharnée. En ce domaine également, elle nous faisait découvrir des carences sérieuses. Elle ne manquait jamais de prétextes pour sermonner, éduquer, former et critiquer. Ses exigences en matière de propreté étaient les plus difficiles à supporter. Elle était même capable de faire des scènes. Le pire était qu’elle s’adressait systématiquement à moi pour chercher une approbation pour ses exigences et opinions. J’utilisais toutes mes capacités diplomatiques pour trouver un expédient, clore le débat, sans vexer Mademoiselle Kazimiera, sauver la paix et l’ambiance dans notre quartier qui n’était pourtant pas un lieu de villégiature. Je me montrais plutôt inefficace à travers ces épreuves. C’est parce que, en levant mes yeux, je rencontrais ses yeux si pleins d’ironie. J’étais impuissante.

         Et pourtant, Mademoiselle Kazimiera avait un coeur bien généreux, elle était fidèle, assidue et bonne professionnelle. Une véritable infirmière par vocation. Ce qui ne l’empêchait pas de constituer un gêne incessant pour nous, d’être destructive à cause de son mécontentement continuel. (C’était peut-être dû à son âge: elle avait déjà trente ans).

         Une autre, Stefa, était déjà devenue grande-mère, pourtant très jeune. Toujours contente, pleine de fugue et prête à venir en aide. Elle s’occupait aussi de la population civile placée sous sa tutelle. Les civils la qualifiaient d’„ange”. Appliquée, raisonnable, toujours contente. C’est à elle que je pouvais me fier dans toutes les circonstances, faire appel à elle quand l’excès du travail nous forçait à diviser notre patrouille en plusieurs parties pour faire face à plusieurs tâches à la fois.
         Elles étaient toutes originaires des quartiers Marymont et Praga. J’étais obligée de les tenir fortement en laisse, parce qu’il fallait les mener sous les balles et je devais avoir la certitude qu’elles passeraient à travers. Une fois seulement trois d’entre elles se sont retirées devant le feu ennemi.

         Mais plus tard, cette scène ne s’est plus reproduite, même devant le feu des canons et des lance-grenades.
         Quand je les menais à l’action, je ne regardais pas derrière moi, mais aucune d’elles n’a osé rester en place. Et pourtant, il n’est pas facile de faire courir les jeunes filles sous le feu. Il faut s’interdire d’oublier, quelque court que soit ce moment, la nécessité d’être prudent et raisonnable. C’est pourquoi, je préférais me déplacer toute seule ou en compagnie de Stefa.

         Depuis un certain temps, je néglige un peu l’écriture de mes mémoires. Il faut battre en retraite. Nous sommes déjà déployées et l’on pourra peut-être travailler comme il faut. Le jour suivant, la commandante vient en personne pour m’annoncer qu’à partir de là, le commandement de la patrouille est confié à Kazimiera (en raison des qualifications de celle-ci). Je me vois attribuer la fonction de préparation des repas de midi. Pour moi, c’est une dégradation!... C’est parce que je ne voulais pas obtempérer et suis resté sur la place du Marché.

         Après le départ de la commandante, la situation reste inchangée. Kazimiera n’a pas envie de devenir chef de patrouille, personne ne veut obéir à l’ordre. Comme d’habitude, cette journée de travail est bien remplie. Depuis ce matin, nous portons des blessés. Nous n’avons plus la force pour combattre notre abattement. On nous appelle de nouveau: un obus d’un lance- grenades vient d’exploser au milieu d’une cour. Une femme est tuée, deux hommes blessés. A priori, rien d’extraordinaire, mais les conséquences... Nous courons. Tout le Marché est sous le feu des fusils, des mitrailleuses et des lance-grenades. Nous ne pouvons plus attendre, les blessures sont graves, une hémorragie puissante se déclare. Le chemin de retour est le plus difficile– il faut se courber et courir avec le brancard, alors que nos mains, nos jambes et nos dos nous font souffrir déjà depuis longtemps, fatigués par le port des charges excédant de loin nos forces. Les blessés, tombés souvent sans connaissance, sont très lourds tandis que nous, jeunes filles, ne sommes pas très robustes. A cela s’ajoutent la malnutrition et l’obstacle des gravats roulant sous nos pieds agités. C’est dans ces circonstances que nous courons pour sauver une vie humaine et parvenir jusqu’à l’hôpital „Réverbère penché”. Les jambes et les mains refusent d’obéir. Encore un blessé. Je donne l’ordre à mes collègues de rejoindre notre quartier. Je mobilise encore une fois toutes mes forces pour extraire des civils. On prend le brancard- un civil blessé...

         Et l’attaque se poursuit. Cela va durer encore...

         Les Allemands viennent d’incendier la Cathédrale. Ça devient très dur chez nos gars. Entre- temps, deux brancardières cantonnées rue Kilińskiego viennent nous apporter un ordre selon lequel les jeunes filles placées sous mon commandement doivent porter de l’eau. (On ne mentionne même pas l’auteur de cet ordre). On leur répond qu’elles doivent s’en charger elles-mêmes. Je n’apprends cet incident que vers le soir, quand je suis de retour dans mon quartier.

         Le lendemain matin la commandante fait son apparition. Elle ne veut pas écouter les explications. Elle leur enlève les brassards et leur ordonne de s’en aller, n’importe où. Comment? Elles sont coupées de leurs maisons. Elle n’y s’intéresse pas. Nos garçons sont ébahis. Eux, ils n’ont pas besoins d’explications. Ils me consolent. Ils ne permettront pas que ces jeunes filles périssent. Cela va s’arranger... On m’attribue maintenant deux jeunes filles Scouts: Basia et Sławka. Contrairement à celles qui étaient avec moi précédemment, celles-ci ont l’air d’avoir 17 ans et n’ont peur de rien, du moins en apparence. Et moi, je suis responsable de ces jeunes filles. Basia est plus difficile. Elle se comporte comme si elle n’était pas consciente du danger.

         Et pendant ce temps-là, les maisons, l’une après l’autre, se réduisent à l’état de gravats et la nuit resplendit dans la clarté des incendies. L’artillerie lourde de Praga arrache les cimaises, foudroie les murs en broyant ce qui est déjà broyé, labourant ce qui est déjà labouré. Par delà tout retentit le vrombissement haissable des avions. Un char, installé au milieu de l’avenue Krakowskie Przedmieście, est en train de nous assommer. Les obus des lance-grenades tombent à profusion. Le grincement sinistre de l’„armoire”4 se fait entendre. Personne ne compte le nombre des torpilles lancées vers nous. Le nombre des grincements correspond au nombre des tirs dirigés contre nous. A cela s’ajoute un train blindé dans la Gare de Gdansk qui nous envoie ses obus à travers l’air, tellement martyrisé qu’il nous les rend en gémissant. A l’intérieur des maisons abandonnées se déploient des tireurs embusqués et des agents de diversion- c’est ridicule. Nous sommes à la disposition aussi bien des militaires que de la population civile. On nous appelle de partout, alors que nous sommes trois seulement.


Les fumées s'élevent au-dessus de la Vieille Ville bombardée sans répit. Cette photo a été prise depuis le Centre Ville par Sylwester Braun qui se trouvait en ce moment au sommet d'un gratte-ciel appelé "Prudential"(compagnie d'assurances).


         Aussi faut-il faire appel aux civils qui ne refusent jamais. Je défile à travers le Marché en tête d’un groupe de civils qui portent leur collègue. Sept obus de lance-grenades tombent en même temps. Je me mets en fuite. Je me réfugie à la hâte derrière une porte cochère. Les civils portant le blessé me suivent. Ils ont laissé derrière eux le brancard. Le vent disperse la fumée. Le blessé est couché seul sur son brancard. J’ai donné exemple. Heureusement, mes jeunes filles n’étaient pas là, mais il se peut aussi qu’en leur compagnie, j’aurais su maîtriser la peur.

         Il faut que je recule un peu dans le temps. Je ne croyais pas avoir la capacité de décrire ce qui va suivre. Je ne pensais pas être capable de trouver des mots convenables, qu’elle que soit la langue choisie. Je ne peux pas me débarasser de ces images. Cela me soulagera peut-être si je les décris.

         Je reprends donc mon récit à la date du treize août. Il fait du soleil. L’une des brancardières déboule dans notre foyer: on vient de s’emparer d’un tank sur le Marché. Nous courons. En effet, il est là, il roule. Le temps d’un éclair, les gens démontent la barricade quand il passe, comme si un souffle de tempête venait de passer. Le tank traverse la barricade après quoi celle-ci retrouve sa forme originelle. Tout le monde explose de joie. Nous sommes de retour dans notre quartier quand les murs vacillent. Nous sommes capables de reconnaître et de distinguer sans faille les différentes détonations. Mais qu’est-ce que c’est, cette fois-ci? Le bruit est étourdissant. La terre propage vers nous une vibration, l’air rentre dans le oreilles. Qu’est-ce qu’il y a? Pas de réponse. Nous nous ruons à l’extérieur. Les toits et les contours des maisons sont enveloppés d'épaisses volutes de fumée. Il faut courir, on aura peut-être besoin de nous?

         Avant d’arriver sur le lieu, je sais déjà ce qui s’est passé. Le tank venait d’exploser. Il y avait une bombe à horloge à l’intérieur. L’accident s’était produit dans la rue Kilińskiego, au même endroit où notre point sanitaire était déployé. Je rebrousse chemin pour chercher mon brancard. Nous accourons de nouveau. Quel spectacle! Impossible d’y croire. Je me contracte d’horreur. Telles des somnambules, nous traversons la buée de sang, dans la poussière des murs abattus se décantant lentement. Que cette odeur du sang est détestable, on ne peut pas s’en libérer. Des corps humains s’entassent devant nous. Des jambes qui traînent, des mains, des morceaux de corps humain, le sang, un cerveau empoussiéré et sale. Gémissements, frémissements des blessés, râles des agonisants. Les flaques de sang absorbées par les décombres. Nos gars tout pâles et armes en main surveillent l’ordre. Gémissement terrible...


Extrait du journal de Barbara Bobrownicka, écrit pendant l'Insurrection. Ces écrits ont constitué la base pour l'élaboration des présentes Mémoires apres la guerre.


         Les mares de sang, de plus en plus nombreuses, imbibent les décombres. Le sang couvre les murs des immeubles avoisinants, fraîchement privés de leur crépi. Et toujours cette odeur douceâtre, étouffante de sang – je ne peux plus la supporter. Il faudrait interdire aux yeux de voir, tant la terruer est omniprésente au milieu de ces débris humains qui pendent aux fenêtres, alors que les pieds glissent dans le cerveau et les entrailles. Il est interdit d’entendre, car les gémissements surgissant de cet amas d’humains déchiquettés sont inconcevables, inacceptables, tant ils semblent émerger de notre âme, d’une horreur surhumaine insondable. Nous marchons à l’instar des somnambules et travaillons comme automates. Notre aide est insignifiante. Les blessés, déterrés des débris, évacués vers l’hôpital, sont allongés dans des files d’attente gigantesques devant la salle et la table d’opération. Combien survivront? Les médecins travaillent sans répit à la seule lumière des bougies, l’explosion du char ayant détruit les conduits électriques. Combien de blessés tiendront jusqu’à leur tour. Combien d’enfants, gîsant à terre, tout pâles, tout muets. Ils ne peuvent même pas gémir, ni pleurer. Ils sont peut-être déjà morts. Quelles blessures abominables. A côté d’un blessé sans jambe gît un homme- intact. Dépêchons-nous. Deux jambes et deux mains, aucune blessure apparente. Je m’approche, car… existe-il encore une étincelle d’espoir? C’est ... un crâne creux aux orbites sanglantes qui exhibe des dents saillantes.

         Je suis envahie par une sorte de torpeur salvatrice, je ne pense plus, je cesse d’exister. C’est peut-être la seule issue. Je me dois de trouver un moyen de défense.

         Tous les sentiments humains se sont dissipés: je ne ressens ni la peur, ni le courage – abandon absolu. L’habitude me pousse à porter le brancard. Ma voix me fraie un chemin, je parle aux gens et je les regarde sans trop voir. Seul le sens du devoir arrivera à me sauver. Quelques heures après, nous sommes de retour dans notre quartier. Tous les membres nous font mal, tourbillon dans la tête. Il faut à tout prix ne pas se relâcher et penser aussi à elles- ces jeunes filles placées sous ma responsabilité.

         Je leur donne l’ordre de manger le repas du soir. Elles se défendent. Mais moi, je sais, par je je ne sais quel conseil secret de la nature, qu’il faut absolument que je ne cède pas. Je commence à manger le repas toute seule. Bien que ces événements datent depuis peu de temps, je n’ai aucune idée de ce que nous avions à manger à ce moment-là. Parce que le plus important était de se vaincre soi-même. Sans une larme, ni plainte. Enfin, on est allés se coucher, on s’est endormi.

         Les Allemands resserraient davantage l’étau autour de la Vieille Ville.

         Les attaques continuelles commençaient à être considérées comme quelque chose de banal, à tel point que les rares moments de silence inquiètaient et suscitaient des interrogations bizarres.

         J’étais toujours persuadée que mon poste sanitaire était une forteresse inébranlable. Ces murs épais, ces plafonds voûtés inspiraient la confiance. Les obus de canons nous survolaient, les bombes manquaient leur cible. Mais l’innovation humaine ne se limitait pas à cela. Il y avait aussi les „armoires”. Personne parmi nous n’avait jamais connu ni vu cet engin, mais il était reconnaissable à son oeuvre destructrice, preuve de l’efficacité. L’une de ces „armoires” s’était mise à tirer sur notre antique maison. Les fenêtres de mon poste sanitaire se trouvaient sur la trajectoire des roquettes.

         L’après-midi, quand nous nous trouvions dans notre chambre, un tourbillon de poussière et de feu nous a envahies alors que les portes voltigeaient dans l’air, arrachées de leurs charnières. En une fraction de seconde, tous nos équipements d’infirmerie disparurent. Nous criions nos prénoms dans l’obscurité pour vérifier que nous étions toujours en vie. Peu à peu, dans l’obscurité qui se faisait de moins en moins épaisse, nous pouvions voir nos silhouettes recouvertes de poussière de briques broyées. Le temps pressait. Il fallait chercher immédiatement les nouveaux pansements. Notre point sanitaire devait absolument être opérationnel. Mes collègues ont découvert une petite flaque d’eau qui nous a servi ensuite dans le lavage du plancher. Tout fut aménagé à nouveau. L’absence de fenêtres et de portes ne nous dérangeait pas. Tout était prêt. Mais les „armoires” suivantes s’abattaient sur notre cour d’immeuble et tout recommençait. Nous ne lâchions jamais prise. La flaque renfermait encore une quantité suffisante d’eau. La troisième attaque était la pire. Une masse d’air nous a poussées et enfermées dans les toilettes. Porte bloquée. Moment de terreur: s’ouvriront-elles? Elles se sont ouvertes. Avant l’explosion, chacune de nos trois se retrouvait dans un endroit différent. Aucune n’avait sentie qu’elle était en train de voler. Une force inconnue nous avait soufflées et ramassées ensemble. Ce n’était que pour la quatrième fois que nous nous rendîmes compte que c’était peut-être ce plancher lavé qui était la source de notre malchance. Nous nous abstînmes de le laver, d’ailleurs, l’eau de la flaque s’était déjà épuisée. Ce remède s’avéra efficace. Les attaques dirigées directement contre nous cessèrent à compter de ce moment. C’était vrai du moins pour les „armoires”.

         Mais malgré tout, nous devenions toujours plus attachées au travail. Les blessés devenant de plus en plus nombreux, il fallait s’occuper d’eux sur le tas, changer leurs pansements, sans manquer quelquefois de prendre simplement le temps de causer ou de consoler. C’est parce qu’ils se présentaient à nous accablés et impuissants. Ils se confiaient à nos soins avec une telle confiance et assurance quant à nos compétences que cela nous redonnait du moral. Nous nous sentions utiles. Nos réserves de médicaments n’étaient pas toujours complètes. Mais c’était justement dans ce quartier dévasté que nos instincts de charité s’éveillaient. Des liens forts commençaient à s’établir entre nous et ceux qui venaient nous voir afin de chercher un soulagement moral. Et ce mot de soulagement était toujours sur nos lèvres. D’où venait-il? Personne ne le savait. Car à cette époque-là la fatigue était omniprésente. Nous souffrions de la malnutrition, dormions n’importe comment, sans nous déshabiller depuis des semaines, habillés en vêtements entachés de sang, avec les âmes brisées.

         Jurek de la rue Brzozowa est venu nous voir pour causer un peu. Il nous racontait l’histoire de sa mère. Il nous parlait de son travail acharné pour qu’il puisse étudier. J’avais l’impression que cette petite femme fatiguée, habitante du quartier de Marymont, mère d’un fils unique, grand garçon auz cheveux blonds frisés en toupet et aux yeux bleus, m’était devenue très familière. Et pourtant, l’écoute de son récit m’était très pénible. Déjà bien avant, nous avions découvert que si quelqu’un des nôtres commençait à parler des leurs, de sa maison, cela signifiait que quelque chose de mauvais le rencontrerait le lendemain ou même plus tôt. Jurek continuait de parler alors que ses cheveux rebelles s’éparpillaient de tous côtés. Peu de temps après, nous avons reçu l’ordre de nous rendre à la rue Brzozowa afin d’y chercher cinq blessés.
         Nous nous mettons en route et empruntons la rue Celna formant une pente descendant vers la Vistule. Tout à coup, je ne sais même pas pourquoi, je ressens une vive inquiétude. Je lance mes collègues à la course. Nous pénétrons à toute vitesse dans une porte cochère au même moment où l’explosion d’un obus nous jette sur un escalier (nous ignorions que les Allemands avaient créé une brèche dans la muraille à travers laquelle ils tiraient à l’aide d’un canon contre des personnes individuelles). Nous accourons vers les blessés. Jurek est déployé sur une des tables. Son cerveau est à l’extérieur, ses entrailles s’entassent sur son abdomène. Combien de temps serai-je hantée par l’image de sa malheureuse mère?

         Il est un terme à tout. Notre poste sanitaire est dévasté. Nous déménageons dans les caves. Il est impossible de s’occuper des blessés à ciel ouvert. Notre nouvel abri est exigu, étouffant, sombre. Une lampe à pétrole brûle tout le temps. Les matériaux de pansement sont déployés sur une petite chaise. La lampe s’éteint de temps en temps sous l’effet d’un souffle d’air qui, fuyant les explosions des obus et des „armoires”, se précipite dans les caves et envahit nos oreilles qui le supportent de plus en plus difficilement.

         La population civile qui résidait depuis longtemps dans un abri, nous réservait un accueil très chaleureux. Plus encore, elle cherchait notre compagnie. Tellement elle avait besoin de protection et d’encouragement de notre part. Par quel moyen susciter chez soi la force? Malgré tout, elle tirait sa source de la nécessité. Cette force était indispensable non seulement à la malheureuse population civile, mais aussi à nous mêmes, qui devions nous relever le moral mutuellement, obligés à montrer notre visage serein à nous mêmes et aux autres.

         Ce qui n’était pas facile aux moments de l’abattement, quand tout ce qui nous entourait se moquait de notre optimisme, la difficulté venant peut-être aussi de la crainte d’affronter la vérité. Dans l’exiguité environnante, seule la chaise devait suffir pour dormir. Et on dormait, bien que quelques jours auparavant personne d’entre nous n’eût cru que nous en étions capables.

         Il y avait maintenant plus de travail pour le compte des civils. L’aide qui était jusqu’alors improvisée n’était plus suffisante. Nous étions chargées désormais des soins aux personnes brûlées, blessées, contusionnées, blessées par balles, souffrant des plaies purulentes. Quelques jours auparavant, il paraîssait que nous avions déjà atteint les limites de notre charge du travail. Le pire, c’était les pansements pour brûlés. Décoller des bandages puants, enlever la ouate de cellulose trempée de pus. L’odeur était insupportable, mais il fallait la supporter. Encore plus, nous sourions à ces malheureux, afin de chasser de leurs têtes l’idée que nous étions au bord de vomir. Ces gens misérables et innocents s’excusaient. Pour passer d’une maison à une autre, il fallait circuler à travers des trous percés dans le mur, habituellement à quatre pattes. Ô, ces taupinières tellement étouffantes et terribles! Mais il fallait quand même se résoudre à y aller pour une énième fois, parce que notre aide y était attendue. Au dessus de tout, s’étendait l’univers de la guerre, tonnant, grondant et tourbillonnant.

         Une bombe venait de percuter la cave. L’explosion avait bouché le trou étroit par lequel les gens avaient l’habitude de sortir à l’extérieur. Nous repoussions les amas de gravats. Le petit trou s’est finalement présenté à nos yeux. A l’aide d’une échelle, je suis descendue dans un gouffre étroit. Par un petit couloir, je suis parvenue à la cave, coupée du monde extérieur. Heureusement, il n’y avait pas de tués. Sur un petit canapé était couchée une femme meurtrie par les gravats. Quels moyens avais-je à ma disposition pour l’aider? Il fallait l’évacuer. Il fallait remuer des tonnes de décombres, augmenter le trou. Il fallait détruire d’énormes pans de mur, les faire bouger, mais comment et avec quels moyens? J’ai fait ces réflexions en présence de son fils. Nous savions bien, moi et lui, que c’était impossible. Ses yeux me fixaient d’une manière épouvantable. Que de regards désespérés n’avais-je à affronter avant et après. Pour ces gens, au lieu d’être leur planche de salut, je représentais comme une préfiguration de la mort.

         L’air y était très lourd et on manquait d’oxygène. J’ai mis quelques pansements, donné quelques conseils et je me suis évadée. La peur me saisissait de nouveau.

         L’attitude des civils dans notre secteur est vraiment extraordinaire. De temps en temps, parviennent à nos oreilles des voix amères des ceux qui sont découragés, mais même ces derniers sont toujours confiants et cordiaux envers nous.

         Entre-temps, ce splendide marché de la Vieille Ville est réduit à l’état des gravats, ne laissant apparaître que les squelettes de maisons. Ce qui reste des plafonds des antiques maisons brûle lentement. On a l’impression que tout est déjà anéanti, mais les flammes cherchent et trouvent incessament leur pâture. Pendant la nuit, des flammèches endiablées se precent de toutes part. Au dessus de tout, s’étend la lune, tellement paisible, grande et intacte, comme si elle était lavée de toute la poussière du monde. Je la contemple et lui envie d’être si calme, plongée dans l’espace et sûre de son chemin, alors que moi – si petite, souillée par la poussière humaine, encerclée et sans défense … Non, il faut se délivrer de telles pensées. Y succomber, ce serait la pire des erreurs. Pendant le jour, quand les ruines se couvrent de grisaille, des pigeons déambulent au milieu du Marché. Dans le décor des décombres, ils paraîssent encore plus petits et vulnérables. Ils sont toujours de retour, après chaque raid aérien, chaque assaut. Mais leur population diminue constamment. De quoi se nourrissent-ils? Pourquoi ne s’enfuient-ils pas? Heureusement, ils sont toujours-là parce que s’il m’arrivait de me retrouver sur le Marché sans pigeons, je serais la personne la plus solitaire au monde. Bien évidemment, je ne peux pas le leur dire, mais je décide de leur exprimer un jour ma gratitude, autant que je pourrai. C’est décidé. Il faut que quelqu’un fasse un récit consacré aux pigeons de la Vieille Ville pendant cette période difficile.

         Nous sommes obligées d’évacuer notre poste déployé dans l’abri. Les provisions du pétrole sont épuisées. Il est impossible de travailler dans de telles conditions. C’est dur aussi bien pour nous que pour eux. Nous les visiterons dans ce lieu obscur, mais ce n’est pas pareil. Tous en sont conscients: nous-mêmes et eux, civils sans défense.

         Deux jours de repos passés dans la rue Kilińskiego. Ce n’est pas bon pour moi. Je demande à un de mes collègues qu’on me permette de monter sur la barricade.

         C’est dans ces circontances que je me suis retrouvée directement sous les ordres du lieutenant „Szczerba”. Je me retrouve dans la rue Jezuicka. Tout près de la barricade, il y a un petit immeuble. Une bibliothèque à l’intérieur. De vrais merles blancs du monde des livres. On sent l’odeur de vieux imprimés. Dans notre époque, nous vivons dans une autre dimension, nous avons d’autres repères.

         Je suis saisie par un sentiment tout à fait nouveau et inconnu jusqu’à présent. J’ai un commandant en qui je peux avoir confiance. J’ai cessé d’être une brancardière sans repères que personne ne voulait reconnaître comme sienne. C’est avec une ardeur redoublée que j’ai commencé à combler le manque de provision dans ma boîte à pharmacie. J’ai réussi à aménager une petite armoire- luxe suprême. Je contemplais avec joie des bandages rangés parfaitement. Ils étaient tellement propres dans cet univers privé d’eau et de savon. L’ambiance y était fantastique. Des soirées inoubliables. Les soucis et les émotions communes font du bien aux gens.

         Vers le 23 août, une troupe d’assaut de la forêt de Kampinos, commandée par l’aspirant Leśniewski, nous a rejoint. Nous savions que c’était un gars très courageux. Il fut placé sous le commandement de „Szczerba”.

         Lors d’une attaque, „Szczerba” ne voulait pas lancer Leśniewski dans l’action (ce dernier était éméché). Dans ces circonstances, l’aspirant se dressa en disant qu’il ne permettrait pas à ses hommes de combattre sans lui. Notre commandant, très énervé, finit par donner son accord. Leśniewski fut le premier à être tué. Il s’était trop penché au-delà du mur et reçut une balle dans la tête. L’ambiance était très désagréable. Nous plaignions ses hommes qui venaient de perdre leur chef. Ils accablaient „Szczerba” d’accusations. Quant à nous, nous soutenions notre lieutenant. Tout le monde était rongé par le chagrin.

         La voie de l’hôpital est de plus en plus difficile parce que les décombres s’entassent de plus en plus haut. Y grimper avec le brancard, souvent sous une pluie de tirs, devient de plus en plus pénible. Difficile de le comprendre, mais on arrive à chaque fois à trouver des forces quelque part. Il y a maintenant des endroits impossibles à franchir, aussi nous nous frayons un chemin à travers les maisons. Sur le Marché, seule la maison des Baryczki tient debout. A l’intérieur, notre cuisine. Dans la cuisine travaillent deux dames, fonctionnaires de PŻ5 . Zosia et sa copine. Difficile d’y croire, mais elles cuisinent sans arrêt. Personne ne se pose la question comment elles arrivent à trouver de l’eau dont la Vieille Ville est privée déjà depuis longtemps. Chaque jour elles préparent la semoule. Sans se soucier des assauts et des raids aériens. Les débris des murs et de l’enduit tombent dans la chaudière et craquent entre nos dents, mais personne n’y prête attention. Qui peut avoir l’idée de ce qu’elles pensent? Qui se poserait la question sur la quantité de courage et de maîtrise de soi nécessaires pour travailler dans ces circonstances. Nous n’avons pas le temps pour y penser. Chacun a ses propres difficultés qu’il doit cacher même à soi-même.

         Le travail le plus difficile à Jezuicka était la lutte contre les incendies. Aucun matériel n’était disponible. Les imprimés historiques brûlaient rapidement, le feu se propageait, la fumée étouffait. Les Allemends s’étaient installés dans la maison canoniale et dans la cathédrale. Un tank s’approchait de notre barricade pour pilloner les murs chetifs et incendier d’une distance de quelques mètres à peine. Nous savions parfaitement que les murs ne tiendraient pas longtemps dans ces conditions. Il fallait se débarasser des Boches occupant la Cathédrale (pour la énième fois). Wojtek (Wroński) aidé par Wicek (Rankowski) décident d’incendier la sacristie. On prépare les bouteilles remplies d’essence. Une agitation dans nos rangs: tout le monde est bien conscient du risque auquel ils s’exposent. Ils rampent. Wojtek est à la tête. Nous retenons notre souffle, pétrifiés d’inquiétude. Toutes les pensées gravitent autour de nos collègues. Tous les autres sentiments s’évanouissent en ce moment. Et eux, ils avancent lentement et prudemment, parce qu’on ne badine pas avec les bouteilles explosives. C’est justement notre principal souci: éviter de toucher une brique, ne pas endommager la bouteille. Enfin, ils lancent les bouteilles:première, deuxième, troisième. Le feu n’a pas pris. Une cinquième bouteille… et les flammèches maladroites commencent à lécher une pourtre entamée par le feu. Se maintiendront-elles? Seront-elles suffisamment solides? Elles grimpent de plus en plus haut et, après avoir touché les poutres partiellement brûlées, deviennent plus vivantes. Il y a le feu. La tension tombe. Déjà sûrs de notre succès, nous contemplons l’apparition des nouvelles flammes.


Ruines de la Cathédrale (photo: Wiktor Brodzikowski)


         Un ordre inattendu: départ vers le Centre Ville. Une partie de nos troupes passerait par les égouts souterrains, une autre partie devrait passer à la surface, pour protéger les blessés ne pouvant pas pénétrer dans les égouts.

         Une alerte rouge fut déclarée. On devait partir cette nuit. Huit personnes restaient sur notre poste. Je ressentais un grand malaise. Fallait-il sortir à l’extérieur? Je me retournai. „Kropka” était tellement petite et vulnérable.

         La nuit est sombre et sans étoile. Nous nous tenons par les mains pour ne pas se perdre. On entend des voix étouffées des différentes troupes qui se rassemblent. Enervément. Ce ne sont plus les mêmes soldats. S’il y avait une attaque en ce moment, elle se terminerait par un massacre. Je n’ai pas le temps pour remâcher ces pensées, ni d’écouter les imprécations assourdies s’enfoncant dans l’obscurité environnante.

         Notre détachement est enfin appelé. Départ. Devant moi, l’un de mes collègues tombe à l’intérieur d’une armoire ouverte posée sur une barricade dressée sur notre passage. Je résiste de toutes mes forces pour ne pas être entraînée par lui. Je réussis, mais pendant cette agitation, mon confortable soulier s’égare dans l’armoire et est perdu pour toujours. Il ne faut pas traîner à l’arrière. Je suis déchaussée à 50 pour cent. Ici, il n’y a que des décombres, des verres cassés, des planches écrasées, pleines d’aspérités.

         Nous avançons lentement et calmement, sous les murs de la rue Miodowa- inondée par les ruines. Nous pénétrons de plus en plus vite dans des recoins inconnus. Normalement, nous devrions connaître ces endroits, mais il est impossible de les identifier maintenant. Nous marchons ou tournoyons, avançons ou n’avançons pas. Difficile de croire que la rue Królweska soit si éloignée, même sil fallait passer outre les débris imprévus. Le sentiment de désarroi s’intensifie. Où sont les Allemands? Ils peuvent se trouver à chaque coin de rue. Au loin, on entend le bruit d’une bataille acharnée. C’est certainement d’autres troupes qui se percent au travers de la rue Królewska? La fatigue nous coupe bras et jambes. De plus en plus souvent, nous nous collons au sol car les Allemands tirent de plus en plus de fusées. Des lumières multicolores blessent nos yeux fatigués. Quand elles s’évanouissent, l’obscurité devient impénetrable. A peine les yeux s’y habituent que les fusées suivantes foncent vers le ciel et les ombres des maisons s’allongent parmi nos corps gîsant par terre. Nous sommes couchés à proximité d’une colonne publicitaire revêtue de débris d’affiches venant d’une époque à jamais révolue, mais si récente. On peut même se poser des questions si ce monde a réellement existé ou s’il était si récent. La situation est confuse. Quelques éclaireurs sont envoyés en mission de reconnaissance du terrain. Ils sont de retour. Ils n’apportent aucune information valable. Nous avons perdu tout point de répère. Le jour commence à poindre. Nous sommes accablés par la tension et l’incertitude. Il fait déjà presque gris. Nous rebroussons chemin. Il faut se dépêcher parce que la lumière qui s’intensifie nous poursuit. Ma pauvre jambe est pleine de débris et de verre. Elle est déjà enflée. Nous atteignons enfin notre poste. Arrivés sur place, nous sommes salués par les regards pleins d’amertume de nos huit collègues qui sont restés seuls ici pendant toute la nuit. Ils n’ont pas tort, mais quelle était l’action la plus juste dans ces circonstances?

         Nous reprenons nos positions. Une torpeur imbattable nous envahit alors que le feu nous attaque à nouveau. Les Allemands ont incendié notre poste. Indifférents, nous observons le plafond embrasé au-dessus de nos têtes. Personne ne se lève. L’ordre du commandant n’y change pas grand chose- une stupeur paralysante nous domine. Ce n’était que quelques minutes plus tard que quelque–uns se sont forcé à aller dans l’action. C’est tellement pénible pour eux. Cependant, ils ont su puiser dans leurs ultimes ressources d’énergie. Les sécuristes devenaient de plus en plus nombreux. Leur action était difficile à cause des obus ratés qui explosaient de plus en plus souvent. Nous étions en train de nous réveiller, dans la fournaise, pour vivre une nouvelle journée. De nouveau, un tank s’est installé devant l’un des immeubles de la rue Jezuicka, mais nos provisions de matériaux incendiaires sont déjà épuisées. Chaque nouvelle flamme est étouffée dans l’oeuf. Le tank n’est pas notre unique problème: l’ennemi lance son attaque, déjà sûr de sa victoire imminente. Quant à nous, nous sommes parfaitement conscients que nous ne pourrons plus nous maintenir bien que personne ne le dise à voix haute. On se bat différemment dans de telles circonstances.

         C’était une journée pleine de réunions préparatoires dans notre armée. Notre lieutenant „Szczerba” y était convoqué parmi d’autres.

         Pendant son absence nous quittâmes à la hâte la rue Jezuicka pour nous installer de l’autre côté de la rue Celna, dans une maison angulaire (nos retraits étaient le plus fréquents aux moments où „Szczerba” était en réunion). Dans l’affolement, j’avais oublié d’emporter un de nos blessés au ventre qui était couché sur une table dans la pièce voisine. Personne ne voulait m’accompagner pour aller le chercher: les Allemands pouvaient déjà envahir le lieu. Ce n’est qu’après le retour de „Szczerba” que nous emportâmes notre blessé. Les Allemands ne savaient pas que nous n’étions plus là.

         Bien que notre nouvelle position ait été située de l’autre côté de la rue, une maison en retrait, cela modifia complètement notre „position stratégique”. En effet, les rues Jezuicka et Brzozowa (presque entièrement) se retrouvaient entre les mains de l’ennemi. Nous avions comme mission d’investir 12 ouvertures donnant sur ces deux rues alors que nos effectifs ne dépassaient pas 30, à ce moment-là. En plus des carabines et des mitraillettes, nous avions à notre disposition un fusil-mitrailleur léger qui, installé dans la maison des Baryczki, couvrait de son feu le Marché, mais d’une manière très économe, parce que les munitions faisaient défaut. A proximité, sur une barricade à la débouchée de la rue Krzywe Koło, étaient postés deux garçons équipés de grenades. Les murailles fissurées pendaient sinistrement au- dessus de nos têtes (personne ne s’en souciait). En réalité, dès le matin, il nous était pratiquement impossible de maintenir notre position. Nous nous retrouvions sous une avalanche du feu allemand. Vers 10h00, nous reçûmes l’ordre de tenir nos positions jusqu’au soir, sur la place Krasinski, nos troupes descendent dans les égouts, il n’est pas permis d’y laisser entrer les Boches. Nous étions une troupe d’arrière-garde et il ne nous restait que de nous douter de ce qui se passait derrière nos dos. Tout à coup, nous apprîmes qu’un détachement inconnu quittait ses positions sans avertissement, en dégarnissant nos arrières. Heureusement, les Allemands n’avaient pas eu le temps d’apprécier la situation à sa juste valeur. Qu’est-ce qui se serait passé s’ils avaient su quelle était la force réelle de leurs adversaires? S’ils avaient été au courant de la médiocrité de nos effectifs se cachant derrière les débris des murailles ? Entre-temps, la panique envahissait la Place Krasiński. C’était inconcevable : les mêmes soldats qui s’étaient battus encore deux jours plus tôt pour chaque maison voire pour chaque appartemant lançaient des menaces contre leurs commandants et se bousculaient pour descendre en priorité dans les égouts. On tirait, on se poussait. Des nouvelles très variées et insolites parvenaient à nos oreilles. Chez nous, la situation était calme, mais nous ne bougions pas de nos positions. Nous étions conscients de la gravité de la situation et de notre mission consistant à garder nos positions. Dans cette situation presque irréelle, c’était le calme de notre commandant qui déterminait notre attitude morale.

         (Ce n’est que bien plus tard que „Szczerba” nous a dit qu’il n’avait pas cru que nous en sortirions saufs et sains).

         Déjà après la guerre, le colonel Wachnowski6 a tenu les propos selon lesquels la « Vieille Ville fut sauvée par Dieu et par Szczerba». C’était plus tard, mais maintenant il fallait résister toute la journée sur les positions déja perdues d’avance. Les Allemands étaient comme enragés. Le matin, la dernière des murailles solitaires s’écroula et ensevelit l’un de nos officiers. On ne pouvait pas y accéder. Les Boches avaient maintenant le champ de tir complètement dégagé. Notre quartier se trouvait dans une petite pièce d’une maison presque anéantie. C’était le poste de notre commandement duquel sortaient nos collègues pour prendre leurs positions ainsi que nos jeunes filles - agents de liaison (”Kropka” et „Czarna Basia”) pour porter des messages et nous approvisionner en munitions.

         „Szczerba” me missionna, en compagnie de „Czarna Basia”, pour apporter des munitions se trouvant dans la rue Piwna. Nous avons emprunté un chemin tordu traversant les différentes cours et murs abattus. Rien ne ressemblait plus à ce qu’il était le jour précédent. Chaque morceau gîsant sous nos pieds nous projettait dans l’incertitude, en éveillant la crainte et l’interrogation. A cela s’ajoutait le silence. Je n’aimais pas le silence comme s’il était le signe avant-coureur d’une embuscade. Où sont les Allemands? Avançons-nous directement vers eux pour tomber dans leurs pattes ou bien attendent-ils pour que nous nous retrouvions en ligne de mire? Notre imagination s’emballait. Chaque brique, chaque ombre étirée évoquaient notre égarement. Nous avons franchi la rue Rycerska et avons atteint la rue Piwna, en grimpant sur une pente formée par un amas de planches et de ruines. Toujours silence.

         Soudain, l’explosion d’un lance-grenades et c’était comme si toutes les forces du mal s’étaient déchaînées. Nous nous sommes accroupies dans une anfractuosité du terrain en essayant de découvrir l’origine de cette attaque. Étions-nous attaquées de partout? Impossible. Cependant, tout autour sifflait, se brisait et se moquait de notre désarroi. Nous étions sérieusement apeurées et avions perdu tout repère. Le pire était que je commençais à perdre la tête. Malgré tout, aucune de nos deux ne voulait avouer la première qu’elle avait peur et proposer de battre en retraite. Enfin, je me suis consacrée à cette tâche ingrate. „Nous devons y revenir plus tard ”- j’entendais ma voix comme si elle venait de quelqu’un d’autre - „Quand ça va se calmer ”- tout en sachant parfaitement que je n’y reviendrais jamais. C’était dit uniquement dans le but de cacher devant elle ma poltronnerie. D’ailleurs, elle en était aussi soulagée, dans son for intérieur, bien que cela n’ait été visible de l’extérieur. Après le retour, je fis rapport à « Szczerba ». De sa part- aucun commentaire.

         Il n’y avait pas de blessés. Je distribuais le déjeuner à mes collègues. Ils étaient tellement calmes et confiants. On se parlait à petite voix parce que les Allemands se trouvaient à une distance de quelques mètres à peine. Dans cette situation, l’insuffisance d’hommes était une véritable tragédie. Ce qui plus était, nous n’avions aucune certitude quant à la situation derrière nous et nous nous posions des questions si par hasard nos arrières n’étaient pas dégarnies par l’un de nos détachements, ce qui permettrait aux Allemands de nous encercler. Le terrain que nous devions maîtriser était continuellement plus vaste.

         Je pénetrai dans notre quartier au moment où „Szczerba” remerciait Wicek Rankowski d’avoir incendié une maison se trouvant sous le n° 2/4 rue Brzozowa.

         Il s’agissait d’une maison dans laquelle Wicek s’était élevé, voire née. Il priait notre chef de lui confier cette tâche. Au fur et à mesure de notre retrait, nous devions incendier tout ce qui pouvait être incendié, afin de retarder la progression de l’ennemi. Vers 11h00, nous commençâmes, lentement, notre repli. C’était le tour de notre position. Les civils étaient au courant de ce qui allait se passer. Ils sont venus voir Szczerba pour le persuader de ne pas mettre le feu. Dans une pièce exigue étaient rassemblés les restes de leur patrimoine.

         - Je vous plains vraiment, mes pauvres gens- dit notre chef. J’apercevais des larmes dans ses yeux.
         - C’est nous qui sous plaignons. S’il le faut, faites votre devoir – telle était la réponse de ces hommes extraordinaires.

         Et pourtant, cela faisait un mois qu’ils se cachaient dans des caves, à la lisière de l’espoir et du désespoir, souffrant de la faim, de l’obscurité, de la crasse et de l’incertitude des heures à venir. Que savons-nous des souffrances de ces gens ? Il y avait parmi eux nos mères, nos frères et soeurs, les nôtres… non, il faudrait s’interdire de s’aventurer dans ces régions-là, même dans la pensée.

         Sur l’ordre du commandant, je me déplace vers la maison des Baryczki qui tient toujours debout. Notre fusil-mitrailleur léger y est installé pour couvrir par ses tirs la zone du Marché. En plus, nous disposons de deux fusils, déployés sur la barricade de Krzywe Koło, dans l’endroit où cette petite rue débouche sur le Marché, bordée par la Maison des Baryczki et par le côté est du marché appelé « Barss », défendu toujours par nos troupes se repliant lentement.


Marché de la Vieille Ville, côté Barss - photographie prise apres la guerre (photo : Wiktor Brodzikowski)


         Il était 17h00. Notre chef „Szczerba” était à nouveau en réunion. Le retrait était piloté par le lieutenant „Zawrat”. A ce moment-là, je me trouvais ailleurs, logée calmement dans la maison des Baryczki, confiée aux soins de notre fusil-mitrailleur. J’étais heureuse parce que personne ne m’interpellait. Heureusement, je n’étais pas utile. Je ne suis même pas certaine d’avoir remarqué que notre mitrailleur était muet. Ce n’était que le cri: „les Allemands envahissent le marché!” qui galvanisa tout le monde. Ce n’était qu’à ce moment-là que le silence de notre avant-garde parvint à notre conscience. Nous étions sans défense. J’apercevais les Allemands à travers de larges fentes des planches qui devaient protéger l’accès à notre point de résistance („protéger”-ce mot est dérisoire dans ce contexte). Mais le Allemands étaient toujours prudents et avançaient à pas de loup.

         Panique chez les nôtres. Une terreur presque palpable nous propulse en arrière. J’atrappe mon ballot rempli de matériaux sanitaires et je m’enfuie à travers les ruines en suivant les autres. Mais après savoir parcouru à peine une dizaine de mètres, je me rends compte que là-bas, sur le côté de Barss, mes collègues sont restés sans aucun moyen de défense. Ils ne pourront pas résister et sont condamnés à être assassinés. Je me mets à crier d’une voix inhumaine . Personne ne m’entend. Je déboule dans la rue Krzywe Koło, dominée par l’affollement et le désespoir, perdue dans des pensées chaotiques. Le premier réflexe est de courir et faire un signe à mes collègues. Pourtant, je suis consciente que j’y n’arriverai pas. Tout devient indifférent. Ce n’est qu’après un moment que je subis une transformation insolite. J’abandonne mon ballot sanitaire et atrappe quelques soldats AL7 trouvés au hasard. Ils paraît qu’ils sont de garde. Tous sont armés de fusils. Je leurs donne des ordres. Je suis tellement décidée et impérieuse qu’ils finissent par m’obéir. Nous nous mettons en marche. Je les conduis vers nos positions abandonnées. La peur me saisit à nouveau, mais je ne lâche pas prise. A ce moment-là, je ne suis plus moi-même, comme si je grandissais à mes yeux, comme si les motifs qui m’animaient m’élevaient au-dessus de toutes les autres considérations. Je me retrouve devant les planches. Je vois des uniformes verts et des bottes qui avancent avec prudence. Quant à moi, je suis sûre de moi même. Je ne peux pas me retirer. Mon assurance est la seule garantie que ces garçons inconnus qui m’accompagnent ne s’enfuiront pas. Je leur demande qu’ils aillent se poster près des trois fenêtres. Ils se mettent à tirer. Les Allemands paniquent, se mettent en fuite, tombent par terre, se lèvent ou ne se lèvent plus. Mes chers gars, comme vous êtes performants, comme vous tirez bien ! Je reste tout près d’eux pour les encourager bien que cela soit superflu. Rares étaient les insurgés qui avaient un champ de tir aussi parfait et une cible aussi visible. A ce moment-là, je me prends moi-même pour un vrai commandant.

         Les nôtres commencent à affluer, portant des nouvelles armes. Les gars AL me disent qu’ils doivent retourner à leurs postes abandonnés. Je cours vers leur chef. Je lui explique la situation. Il me confie ses gars. Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’approche de la barricade. Je les vois enfin, saufs et sains! Ils me donnent l’impression d’être un peu surpris. Je crie vers eux à travers la barricade comme si je voulais extérioriser toute ma folle joie de les voir à l’abri du danger...

         Le lieutenant Zawrat confie le commandement de Krzywe Koło à Wojtek, moi-même, je suis devenue chef de la Maison des Baryczki. Sensation bizarre : je suis un vrai commandant. Nous vivons enfin un moment de calme, en contemplant de loin les Allemands tués. Ils se présentent sous nos yeux comme des taches vertes. Parmi ces corps éparpillés au hasard se fait remarquer un mort qui, assis dans les décombres, s’appuye confortablement contre quelques planches saillantes.

         Szczerba est de retour, apportant un nouveau fusil-mitrailleur. Ma mission est terminée. En fouillant les différents lieux, je trouve, au rez-de-chaussé, une petite chambre comblée jusqu’au plafond - difficile d’y croire- de caisses remplies de bouteilles d’eau gazeuze et de limonade. Penser que nous étions privés d’eau depuis si longtemps, ne pouvant pas laver nos mains avant et après l’application du pansement.

         „Teddy” vient d’apporter un „poing blindé”8 , objet tellement convoité et sans prix il n’y a pas longtemps- désormais inutile. En cherchant un endroit sûr pour le cacher, je rencontre quelques-unes de mes vieilles connaissances. On discute. A côté, se tient debout un garçon âgé probablement de six ans auquel je ne fais aucune attention. Il m’approche, en dirigeant vers moi ses yeux bleus et pleins de larmes, et demande: - Donc les Allemands viendront ici? Je le nie vigoureusement, en colère contre moi-même, d’avoir revelé à ce petit quelque chose de si inconvenable. Il me faudra beaucoup de temps pour effacer dans ma mémoire l’image de ces yeux d’enfant effarouchés. Un instant après, j’entends une conversation des hommes chargés de la défense anti-aérienne qui décident de ne pas déployer les postes de détection contre l’incendie à cause de notre présence. J’entends leurs voix paisibles, manifestant leur sollicitude pour nos équipes extenuées. Je m’asseoie dans les décombres et je m’endors. On me réveille juste avant notre départ.

         Nous avançons à pas de loup au milieu d’une rue donnant sur la Place Krasiński. La population de la Vieille Ville se tient sur les trottoirs. Nous devinons, dans l’obscurité, sa présence. Ce sont les mêmes gens qui, pendant tous ces jours, nous ont témoigné tant d’attention et d’égards. Ils sont muets. Nous sommes en train de les livrer, sans défense, à la rage de l’ennemi. Maintenant, le silence nous sépare. Ce silence est ambigu comme le silence terrifiant du côté des lignes ennemies ou bien celui qui naît sous nos pieds prudents pour nous protéger contre la souffrance commune- seul le silence pouvant nous apaiser dans ces heures difficiles fait défaut. Ce n’est que quelques moments après qu’une voix isolée surgit - „Quand vous commenciez, vous n’avez rien dit, maintenant vous nous quittez sans mot dire ”. Et c’est tout. Dans le silence, personne n’a eu le coeur cassé. Personne ne pouvait plus rien dire.

         Nous avançons vers l’église des paulins. C’est ici qu’il faudra faire la queue pour entrer dans les égouts. La Vieille Ville entière brûle d’envie de fuite, alors que l’entrée de l’égout n’est ouverte qu’à un petit groupe d’élus. Nous aussi succombons à l’énervement général. Tour à tour, nous entrons dans l’égout. Il faut respecter l’ordre de laisser toutes les affaires. Les piles entières d’objets divers abandonnés par ceux qui sont déjà à l’intérieur de l’égout s’amassent autour. Je suis obligée d’y laisser mon ballot sanitaire, complété avant tant de soin. D’un geste plein de tendresse, j’y dépose aussi mon plaid qui m’était toujours fidel. Je le vois encore au moment où je pénètre dans le trou d’homme de l’égout. C’est comme si j’abandonnais mon ami qui m’avait procuré, à tant de reprises, une protection efficace contre les froids de la nuit et une compagnie affectueuse quand je me couchais sur les planchers de tout acabit. Et maintenant, là où je vais, il ne sera plus avec moi...

         A l’approche de l’égout, nous avançions d’abord à la queue leu leu, ensuite accroupis et, enfin, près de l’entrée, en rampant. Rares étaient ceux qui savaient qu’il y avait les crampons permettant de s’y engouffrer. Dans la plupart des cas, on tombait de la hauteur- heureusement, le puits n’était pas très profond. Je glissais dans l’obscurité en imitant ceux qui m’avaient précédé. J’entendais un bruissement menaçant et envahissant des fluides, se propagéant dans un tunnel acoustique. La puanteur était horrible. Il fallait patauger dans la crasse. J’étais cramponnée de mes mains à mon prédécesseur, alors que celui qui me suivait était cramponné à moi. Nous avançions le plus calmement possible. Nous savions que les Allemands lançaient des grenades dans l’égout, qu’ils allumaient l’essence et le carbure de calcium. … Il était important de ne pas y penser en ce moment-là.

         Au fur et à mesure que nous avançions, la marche devenait de plus en plus difficile. Nous ne pouvions pas nous redresser. Les égouts, de forme ovale et bas, n’étaient pas adaptés à ces fins-là. Il était impossible de placer les jambes en position verticale. Ce qui pis était, je portais des souliers de bal à talons aiguilles, offerts par l’un de mes collègues au moment où j’avais perdu ma botte sur la barricade. J’avais appris, avec beaucoup de peine, à les porter dans les décombres, mais ici, c’était encore plus difficile. Je souffrais terriblement des jambes courbées continuellement. Les gaz dégagés par les fluides enflammés troublaient la tête qui pesait terriblement. Il fallait faire des arrêts de plus en plus souvent, de plus en plus nombreux étaient ceux qui s’asseyaient, résignés, au milieu d’ordures flottantes. Je ressentais un besoin impérieux de me coucher et de ne plus me lever. Seule la conscience que les autres marcheraient sur moi, me motivait pour résister.

         Quelque part au milieu de la route, le casque de Wojtek tomba dans le flot de crasse. Extenué, à la limite maximale de résistance, il remit son casque sans réflechir, sans vider son contenu. Ce n’était après qu’il reprit connaissance. Ses mots, prononcés à cette occasion, ne pourront pas être retranscrits ici. Tout le monde riait. Nous ne pouvions pas calmer notre hilarité, même si Wojtek en devenait de plus en plus furieux. Je crois que ce petit incident a rendu notre marche plus facile.

         Après un certain temps (il est difficile de définir avec précision cette notion si abstraite dans notre situation), le canal devint encore plus exigu et bas. Nous devions plier davantage nos dos suppliciés. Les chevilles, la colonne vertebrale, tout enflait sous la douleur. Enfin, on nous informa qu’il nous restait à parcourir seulement 500 mètres. Mais comment? Ensuite, il restait 200 mètres et cent à la fin. Cette dernière centaine était sans doute la plus longue distance de ma vie. La douleur et la fatigue se transformèrent en une torpeur indéfinie. Malgré tout, nous nous dépêchions pour atteindre au plus vite le cercle de lumière qui se dessinait dans le tube de l’égout.

         Nous arrivâmes à la surface, tirés vers le haut par des mains anonymes. Nous leur confions nos corps puants et maltraités. Nous n’étions capables de rien et aucun sentiment ne nous habitait. Dans la pénombre, se dessinaient les maisons, en bon état, intactes. C’était incroyable.

         Nous étions sur la rue Warecka, à l’angle de Nowy Świat. On nous conduisait vers l’endroit ou nous devions prendre le dîner. Electricité et lumière. Même l’eau était disponible, la propreté régnait partout. Nous avons mangé une terrine de lentilles et sommes allés nous coucher. Tombés sur la paille déployée sur un plancher en béton, à l’instar des sacs chargés, nous nous sommes endormis sur le champ. Personne n’était sensible aux exhalaisons horribles.

         Et puis, au Centre Ville, c’étaient les journées de faim qui commencèrent.

         Le bruit s’est répandu que la „Vieille Ville” s’adonnait au pillage. Rien d’étonnant : on ne donnait rien à manger. Tous les vols nous étaient imputés.

         Pour nous- rescapés miraculeux du désastre de la Vieille Ville- où il arrivait souvent qu’un seul mur restant debout cachait notre présence devant les yeux de l’ennemi, des journées difficiles commencèrent. Notre quartier rue Kopernika, dans les locaux du cinéma „Cassino”, c’étaient deux jours et deux nuits passées dans la faim, sur des chaises. Ensuite, il fallait passer à l’hôtel „Savoy” pour bientôt déguerpir – tout était en flammes. Heureusement, il n’y avait aucune victime. Le conservatoire de musique fut notre point de rassemblement suivant. Une voix intérieure criait „il ne faut pas y aller ”. En vain –il faut toujours obéir aux ordres.

         Je me décidai de rendre une visite à Halina (la soeur de notre commandante) qui habitait 13, rue Kopernika. Son local était situé au deuxième étage. Un appartement bien rangé. Quels livres! Il était difficile de s’en séparer. Des avions survolèrent soudainement. Des bombes percutèrent la maison. Tout s’ébranlait. De nouveau, je ressentis cette odeur haissable des crépis tombant en poussières – signe avant-coureur du malheur.


Un Stuka effectuant son raid sur le Centre Ville (photo: Sylwester Braun)


         La première bombe tomba au moment où j’entrais dans le vestibule. La deuxième bombe souffla les portes, l’escalier et je ne sais quoi plus encore parce que tout s’écroulait sous l’enveloppe d’une obscurité totale, d’un nuage de poussière, empêchant de respirer. J’étais couchée et paniquée. Tout cela se déroula en quelques fractions de seconde. J’avais peur de bouger. Je me trouvais dans un cirage total. A tout moment, je risquais de tomber du deuxième étage, avec l’enduit réduit en poussières. J’attendais. La lumière du jour commençait à filtrer. Le troisième et le quatrième étage tombés en ruines, deux personnes enseveilies – j’entendais les cris des sécuristes. Halina était saine et sauve. J’étais complètement perdue. Je repris connaissance au rez-de-chaussée. J’étais couchée sur une litière appartenant à un énorme dogue anglais, dans l’attente d’un médecin. Le dog se penchait au-dessus de moi et me fixait de ses yeux tristes, comme s’il comprenait tout. Je redoutais de devenir mutilée. Qu’est-ce qui allait se passer maintenant? J’étais complètement recouverte de crasse. Le pansement mis, nous nous mîmes en route vers le conservatoire. Il fallait m’accompagner. Je marchais en dépit d’un cri intérieur qui vociférait : il ne faut pas y aller! J’étais couchée sur une tanière suivante, meurtrie et sale. C’étaient déjà douze heures qui me séparaient du bombardement récent. Nous étions déployés dans une chambre angulaire côté jardin. Les fenêtres étaient très basses. Les obus des lance-grenades tombèrent dans le jardin en cassant les vitres. J’avais l’impression comme si les avions me traquaient tout le temps. Il n’y avait que deux bombes : une bombe brisante et une bombe incendiaire. Les murs s’écroulèrent. Un incendie se déclara. Nous nous mîmes en fuite. Janka et Bogut n’avaient pas voulu nous suivre et se trouvaient ensevelis sous les décombres, en appelant notre aide. Tout autour était en flammes, ce qui nous empêchait de les atteindre. Fallait-il leur glisser une grenade ? Ce n’était pas possible. Nous ne pouvions pas leur venir en aide. Leurs cris devenaient de plus en plus forts et désespérés. Wojtek ne pouvait plus supporter la tension et voulait se suicider. On lui arracha son arme. Nous finîmes par nous éloigner alors qu’eux, ils continuaient à crier. Comme ils étaient armés, j’espérais qu’ils ne seraient pas brûlés vivants.

         Nous ne savions pas où se trouvait Jadwiga. Quelques filles s’étaient perdues. Nous étions enfin arrivés dans les alentours du Jardin du roi Kazimir. Un obus du lance-grenades nous salua. Les nôtres, invisibles, criaient en notre direction, en nous exhortant à nous retirer. Nous nous dirigeâmes vers Okólnik – soldats égarés. Nous ne pouvions pas croire nos yeux : un homme était en train d’arborer un drapeau blanc.

         - Qu’est-ce que tu fais?- aucune réaction de sa part.

         Tirs. Il se recroqueivilla. Le haillon blanc aussi. Abattu d’un coup de feu. Qui parmi nous en était l’auteur?

         Un détachement inconnu et armé jusqu’aux dents quittait sa position. Mes collègues voulaient leur enlever leurs armes.

         - Je vais tirer ! – braillait un jeune garçon, à peine sorti de l’enfance, en braquant sur nous le canon de sa mitraillette. Il débordait de rage, ses yeux étaient farouches et trempés de sang. Sa posture annonçait la réalisation imminente de sa menace. Rien d’étonnant, parce qu’il s’était élevé à une époque où la possession d’une arme était souvent payée au prix de la vie. La situation devenait menaçante. Heureusement, après ces instants de tension, le bon sens prit le dessus. Nous nous éloignâmes. Les insurgés que nous avions attaqués nous suivaient du regard, sans bouger. Avaient-ils réalisé le sens de leur acte? Avaient-ils compris qu’en agissant de la sorte, ils auraient dégarni les arrières d’un autre détachement?

         Nous nous retirâmes vers les maisons enflammées. Autour, il n’y avait rien d’autre que les gravats et la déstruction, mais ces images n’avaient plus aucune emprise sur nous- cela faisait partie de notre décor quotidien. Ce qui était en revanche impressionant, c’étaient les maisons intactes et les rues non recouvertes de gravats. Nous parvînmes jusqu’à la rue Chmielna. Nous étions une troupe de soldats égarés, ayant perdu tout repère. La commandante était toujours absente. Errant dans des couloirs inconnus et se frayant un chemin à travers des passages souterrains, nous atteignîmes le 7, rue Wspólna. C’était ici que nous devions prendre notre quartier, mais personne n’en était au courant. On accepta notre présence, dans l’attente de plus amples informations.

         Pendant les derniers jours passés dans la Vieille Ville, nous étions privés de presse, n’ayant aucune nouvelle d’au-delà de notre barricade. Le lendemain, au Centre Ville, je rencontrai Halinka Adamowiczówna qui me combla d’informations venant du monde.


Barbara Bobrownicka accompagnée de ses collegues de la 101eme compagnie du Bataillon BoĹ„cza. Photographie prise par Sylwester Braun a l'arriere de la Poste Centrale


         La première nouvelle : Londres nous a finallement accordé le statut de combattant. Je n’y comprenais rien- après un mois de combat? Qui étions–nous jusqu’alors pour eux? De simples rebelles ou, plus simplement, des bandits? Il s’avérait maintenant que quelqu’un s’était acharné pendant un mois en plaidant notre cause. Quel prix dut-il payer, quel effort accomplir pour sauver les débris de nos troupes de la potence? Nous étions désormais protégés par la Convention de Genève. Mais les doutes à notre sujet devaient être très sérieux (ressassait sans cesse ma tête stupide). A ce moment là, j’ignorais encore que ma soeur Marysia, ayant péri en compagnie de Irka Czechowska, en tant qu’infirmière auprès de notre détachement, prenant soin de chaque moineau en difficulté, avait été traité comme un „bandit”. Bénéficions-nous d’un droit rétroactif d’accepter nos morts parmi nos rangs ? Je n’étais qu’un simple soldat, peut-être trop simple, en conséquence, tous mes actes étaient simples et clairs, ce qui m’empêchait de comprendre.
         Entre-temps, les soldats allemands, honnêts, étaient protégés par la Convention de Genève. Il y avait plus de mauvaises nouvelles. Elles étaient tellement nombreuses : les provisions alimentaires étaient presque épuisées, les Anglais faisaient croire à leur population qu’ils nous aidaient. Les messages de „Bor” envoyés à Londres étaient sans réponse.

         Pour éviter de passer pour des usurpateurs, les Russes ne voulaient pas entrer dans Varsovie aussi longtemps que nos autorités étaient au pouvoir. Les bonnes nouvelles étaient inventées par les rédacteurs des journeaux, afin de raffermir le moral. Des pourparlers avec les Allemands étaient déjà engagés, mais les leurs conditions étaient pour l’instant inacceptables.

         En effet, la population civile serait obligée à quitter la ville, alors que tous nos soldats seraient pris en captivité. Qui pourrait avoir confiance dans ces paroles? Les messages de Londres incitaient à reporter la décision définitive en matière de capitulation. D’une part, on nous prommettait d’envoyer un millier de bombardiers, d’autre part, les Allemands faisaient pression. A cause des mauvaises conditions atmosphériques, les Alliés n’arrivaient pas, en attendant une amélioration de la méteo. Nous gardions toujours la certitude qu’ils ne manqueraient pas d’envoyer leurs avions.

         Le représentat de l’Union soviétique nous exhortait à résister, mais il n’y avait aucune aide. Des comités au plus haut niveau se réunissaient pour prendre des décisions, mais le quorum n’était toujours pas réuni (tantôt, c’était un membre du Gouvernement qui était absent, tantôt, c’était le cas d’un membre du Conseil de l’Unité nationale). Ces diverses temporisations ne stoppaient pas le carnage.

         Finallement, les Allemands nous donnèrent deux heures pour prendre une décision. Une cinquentaine de Stuka attendait l’ordre de décollage. Ce qui arriva après était incroyable : le bruit des moteurs des avions soviétiques survolant Varsovie. Nous étions donc protégés. Les Stuka ne purent décoller, la décision ne fut pas prise. Il fallait continuer à se battre.

         J’aurais préféré ignorer tout cela. Il n’y avait même personne avec qui partager ces informations. Nous, simples soldats, n’aurions jamais dû rencontrer cette désillusion.

         Au loin, dans le quartier de Powiśle, on entendait le bruit de la bataille. Nos collègues étaient là. Toujours eux, toujours sans repos- pauvres confrères. Les Allemands finirent par prendre le quartier de Powiśle.

         L’état de mon genou empirait, malgré son immobilisation. Je ne pouvais pas marcher et souffrais d’une fièvre de presque 39 degrés. Je décidai de me déplacer au-delà de l’avenue Aleje Jerozolimskie pour rendre visite à ma tante Muszka Koszarska. J’avais l’intention de me soigner un peu. Entrée dans son appartement, je vis quelque chose d’incroyable: parquet recouvert de cire, fenêtres propres, tout était à sa place. Le dîner fut excellent – la purée de pois additionnée d’ail et de beurre salé. Quel délice ! Bien que ce plat ait été servi trois fois par jour, je ne pouvais pas le prendre en dégoût. Je commençais à prendre du plaisir à y rester et à redouter de perdre l’habitude de la guerre. Il fallait donc déguerpir au plus vite, sinon j’aurais craquée. C’était au moment où je devais vivre l’un des moments les plus sublimes de l’insurrection. Un bruit uniforme et cadencé approchait lentement. Le ciel gémissait dans le vacarme des moteurs. Mon Dieu, qu’est-ce qu’ils étaient nombreux! Combien de bombes contre seulement une ville? Ils avançaient en rangs serrés. Soudainement, quelqu’un s’écria, suivi par les autres: Ce sont les nôtres! La DCA perturba notre joie. En réponse, le ciel se couvrit de fleurs multicolores des parachutes. La défense allemande parraissait ridicule en comparaison à cette puissance suspendue dans les cieux, imperturbable. Pas une seule aile d’avion ne bougea. Ils ne ressemblaient en rien aux avions des Boches qui larguaient leur funeste cargaison en descendant vers nous dans un glissement diabolique, accompagné de sifflements.

         Les gens criaient:- C’est un débarquement, ce sont les nôtres! Tout le monde s’embrassait, pleurait … La voix d’une femme planait au-dessus de la mêlée joyeuse: C’est mon fils, c’est mon fils! Les premiers parachutes déchirés se plièrent douloureusement. Détresse...

         Ce ne sont pas les hommes, ce sont les containers avec des armes- nous consola une voix anonyme. Le vent dirigeait les containers vers le quartier Wola. Trente pour cent de cargaison tomba entre les pattes des Allemands.

         Ils ne nous ont pas oublié, pas oublié- répétaient les gens.
Nous étions tellement abandonnés à notre sort que ce signe de souvenir nous était très précieux. Ils finirent par s’éloigner, tout en restant présents d’une certaine manière, derrière la ligne de l’horizon taillée par les moignons des maisons effondrées.

         Je cherchais à obtenir un laissez-passer pour pouvoir retourner à mon détachement. On ne voulait pas me le délivrer. Pourquoi? Heureusement, je rencontrai à nouveau Halinka Adamowiczowa et c’était elle qui tout arrangea sur le champ. J’étais de retour. C’était comme une fuite devant moi-même, devant la crainte que le calme et le comfort ne finissent par me faire craquer complètement. C’était la preuve que l’homme se façonne pour lui-même et qu’il ne veut pas se décevoir lui-même.

         Ma jambe était toujours enveloppée dans un bandage élastique, mais elle était déjà opérationnelle. Je traverçais les passages souterrains, les caves et les ouvertures percées à travers les caves. Les couloirs des caves étaient identifiés par les flèches indiquant les différentes directions. Partout, il y avait beaucoup de gens qui donnaient des renseignements avec empressement. Encore une fois, j’avais l’occasion de rencontrer la population de Varsovie. Ces misérables afamés, malpropres et abattus, subsistaient et même habitaient sous la surface de la terre. L’infortune collective n’est pas uniquement un facteur d’union, mais aussi de division. Je ne pouvais pas m’en apercevoir, et j’avais peu de temps disponible pour les causeries, mais il était clair qu’ils attendaient de moi des nouvelles reconfortantes,une consolation – à cause du brassard blanc-rouge officiel que je portais. J’étais aussi obligée de me reposer de temps en temps, parce que ma jambe n’était pas encore habituée à la marche. C’était à ces moments là qu’ils commençaient à se plaindre, à s’irriter, à lancer des accusations et à demander quand tout ça serait fini. Malgré mon statut de soldat, je n’étais pas omnisciente. J’essayais de réconforter ces misérables, plongée dans leur désespoir, mais je me considérais moi-même comme une menteuse. Quant à eux, ils n’en étaient pas conscients et s’attachaient à chaque mot plus serein, c’est pourquoi je me forçais à l’engendrer.

         De plus en plus nombreux étaient ceux qui portaient vers nous un regard malintentionné, en lançant les griefs des accusations de plus en plus dures et de plus en plus difficiles à parer. L’amertume était à son comble au moment où il fallait faire la queue pour avoir sa ration d’eau. Cela prenait des heures, souvent sous les tirs, ce qui constituait un véritable tourment pour la population réduite à la misère. Et là, dans ces caves lointaines et inconnues, vivaient nos familles. Etaient-elles vraiment vivantes? Il fallait s’interdire de telles pensées.

         C’était ainsi que vivaient, mouraient et naissaient les civils. Quel désespoir- qu’est-ce qu’ils pouvaient manger? La masse des civils voulant s’échapper des souterrains devenait de plus en plus nombreuse. Les Allemands fixèrent les heures pendant lesquelles la population civile pouvait quitter la ville.

         Je pus enfin franchir l’avenue Aleje Jerozolimskie par l’intermédiaire d’un fossé (je me pose la question combien de victimes devait coûter le construction de cette tranchée). Il y avait une longue queue d’hommes portant sur leurs dos des sacs remplis de froment. Leurs échines étaient courbées et leurs visages invisibles. Je me glissai dans le flot des hommes qui arrivaient les uns après les autres. Au milieu du chemin, l’un d’entre eux se tourna pour me regarder. Son visage était plein de rage.

         - C’est votre faute – fit-il en lâchant son sac et se dirigeant vers moi.

         J’étais transie par la peur. Qu’est-ce qu’il voulait me faire? Les autres mirent aussi par terre leurs sacs, la queue se dispersa. L’ambiance devint insolite. Je me blottis contre un mur abrupt. Je me sentais tellement petite alors qu’il avançait dans ma direction. Je pense que les autres le suivaient aussi. La terreur me fit perdre connaissance. Je ne ressentais que la certitude que quelque chose de terrible devait m’arriver dans quelques instants. À ce moment précis, une voix masculine calme se fit entendre:

         - Quel tort vous a fait cette fille?

         Leurs visages se détournaient. Leurs jambes commençaient à se mouvoir. Les sacs reposant sur leurs dos défilaient à la manière d’un long serpent tortueux. Pendant longtemps, je restai blottie contre la face rugueuse du rempart, avant que les jambes m’emportassent vers le long flot humain se déplaçant avec les sacs sur les dos.
         Je me retrouvai enfin au-delà de l’axe de Aleje, parmi mes gars et mon chef.
         Je ressentis tout de suite que les choses n’étaient plus comme auparavant. Des non-dits, des regards évasifs … J’eus enfin une conversation avec Wicek (Rankowski) et Wojtek (Wroński). „Tu sais, Baśka, notre „Szczerba” actuel ne ressemble plus à „Szczerba” de l’époque de la Vieille Ville...”

         Comment c’était possible?...

         En fait, il ne nous rendit jamais visite dans les bureaux de poste (à cette époque, nos postes étaient déployés dans l’imeuble de la Poste centrale, réduite à l’état de ruines). Quelque chose venait de s’effondrer dans notre conscience. Les chefs militaires ne peuvent pas se permettre de sombrer dans la dépression. Ce n’était qu’à ce moment-là que je compris comment l’attitude du supérieur est importante pour un simple soldat. Notre „Szczerba” n’était pas un homme ordinaire, sans être non plus un soldat commun. Des mots pleins d’amertume. Leurs regards étaient tellement parlants... Malgré tout, il y avait beaucoup parmi nous de blancs-becs désireux de soutien.

         Moi-même, je n’arrivais pas à y croire. J’avais l’impression comme si tout était en train de s’écrouler. Finalement, même dans la Vieille Ville, où tout était déjà tombé en ruines, rien ne pouvait ébranler notre confiance en „Szczerba”. C’étaient son équilibre, son calme, son commandement qui permirent à maintenir entre nos mains ce secteur de défense tellement important, contre toute logique. (Ce n’était qu’après la traversée des égouts qu’il avoua qu’à l’époque de la Vieille Ville il ne croyait pas que nous pourrions tenir nos positions. Quant à nous, nous croyions que c’était possible et c’était justement grâce à lui.)

         Je refusais d’entendre ces accusations, persuadée qu’on lui faisait tort, mais j’étais incapable de le défendre. Quant à mes collègues, eux aussi, ils n’étaient plus ce qu’ils avaient été auparavant. Je regardais des êtres abattus, blessés, cicatrisés et j’endurcissais mon coeur pour ne pas perdre la confiance … « Szczerba » me salua avec joie. Je fis connaissance de sa femme qui était une personne aimable et joyeuse. Nous finîmes pas devenir amies.

         Entre-temps, la qualité de la nourriture se dégrada progressivement : le gruyau, les pâtes amères me passaient de plus en plus difficilement pas la gorge. La famine devenait de plus en plus pénible, ne se laissant plus calmer par le blé bouilli ni par les huiles chimiques, exhalant une odeur de terre. Mes collègues commençaient à manger du chien. Les chiens étaient préparés par Zosia, mère de „Młodzik” qui, blessé à la mâchoire, se trouvait à l’hôpital. La capitulation pendait dans l’air. De temps en temps, un petit avion soviétique nous larguait de la farine ou du gruyau de maïs. Nous en préparions quelque chose qui portait le nom de soupe (l’eau mélangée avec de la farine). Ceux qui étaient capables d’éviter la formation des nouilles répugnantes réusissaient un véritable tour de force. C’était justement mon tour de préparer la nourriture. Avant de m’y consacrer, je devais dormir un peu. La fatigue me terrassait. Wicek me prêta sa pelisse. Je descendis dans la cave. Je choisis avec minutie un coin en retrait, suffisamement propre, pour cesser d’exister. C’est incroyable, mais j’eus un songe dans lequel je mangeais un pied de poulet. Son odeur était tellement convaincante comme s’il devait craquer entre mes dents dans quelques instants. Je le lève donc vers vers ma bouche, mais la voix de Wicek retenit au-dessus de moi.
         - Baśka , lève-toi!
         - Attends, attends, laisse-moi y goûter.-
         Je serre mes paupières de toute la force. Je ressens toujours l’odeur du pied rougi au feu... En vain.
         Le songe brisé, il fallut donc que je préparasse la soupe de maïs. Même trois semaines après, je n’arrivais pas à faire le deuil du pied de poulet non consommé, quoique tiré du songe.
         Armistice. Les tirs se calmèrent. Les hautes instances négociaient. Nous nous promenions dans les rues à proximité de nos postes. Les Allemands faisaient de même-sans armes. Ils tentaient de nous persuader de leur hôneteté et bonne volonté. Ils nous exhortaient à nous rendre. Toutes les conversations se ressemblaient. Il était évident qu’eux aussi, ils en avaient assez de notre insurrection. Sur la place Napoléon, à proximité du „gratte-ciel”, un jeune soldat portant un brassard embrassa un Allemand. (La distance était trop longue pour pouvoir reconnaître leurs visages). Comment cela a-t-il pu se produire? Il y avait tant de carnages et de sang entre nous et eux. Il était tout simplement impossible d’y croire. Et si cet autre n’était qu’un insurgé portant l’uniforme allemand, ayant perdu son brassard?... Je voulais croire qu’il n’était pas Allemand...
         Capitulation. Une autre épreuve encore. Encore une fois, nous devions remettre en ordre nos sentiments, notre bon sens, notre fierté et notre impuissance.


L'ossature du "gratte-ciel" dévasté par les bombardements (immeuble de la compagnie d'assurances Prudential) (phot. Sylwester Braun)


         C’était pour la première fois que ces murs abattus qui avaient été jusqu’alors ma barricade – rempart de mon espoir- ne devinrent à mes yeux qu’un flot de ruines de ma ville natale. Qu’avons-nous fait! Rien que les décombres sous lesquelles... Cette pensée était incountournable dans ces circonstances.


Les immeubles du Centre Ville envahis par les flammes (phot Sylwester Braun)


         Les noces de „Giga” et de „Wicek”. Nous étions tous là, mais nos sentiments étaient mitigés. Car ce décor et les jours passés avaient imprimé à leurs regards de mômes une expression incohérente ... Le couple était impressionnant – le mari et la mariée étaient tellement jolis. Soudain, un traumatisme... à cause du chant „Dieu, protège la Pologne”9 – non, c’était insupportable. La plainte et la supplication étaient donc notre seule ressource? Jusqu’alors, j’avais toujours évité cette catégorie de réflexions. Autour de moi, je voyais des larmes et des yeux pleins de détresse – où se situait la limite de notre désastre?

         C’était le moment des décisions personnelles. Que devais-faire? Tout le monde était terrifié- il était impossible de se fier aux Allemands. Je décidai de subir jusqu’au bout les conséquences de mon choix originel, fait au début de la la guerre – il fallait aller au camp pour les prisonniers de guerre – il était inconvevable que je pusse enlever le brassard de mon propre gré. Pour le moins, cela m’évita d’être perplexe. Je pouvais voir et entendre les tourments des autres qui se donnaient des conseils, des contre-indications et des mises en garde. Ils s’attendaient au pire, parce qu’on ne pouvait pas s’attendre à rien d’autre. A qui fallait-il se fier ?- personne ne savait...

         Comme je l’écris plus haut, mes collègues mangeaient du chien. Les chiens étaient préparés par Zosia – mère de „Młodzik” – qui se trouvait à l’hôpital. On m’y encourageait en vantant les qualités de la viande. C’était pourtant inconcevable. Mon père, à l’époque de la première guerre, avait déjà consommé une cigogne et ma maman, en 1920, une corneille, mais cela était quand même encore loin du chien. (Nettement plus tard, j’appris que mon futur mari, prisonnier du camp, était nourri par les Allemands avec de la viande de renard).

         Mes collègues, en me voyant, se mettaient à aboyer en disant qu’ils avaient des âmes de chien. Je fléchis et me décidai à leur prouver (autant qu’à moi-même) que j’étais capable de consommer un clébard anonyme. Finalement, c’était pas mal. Un morceau avec du gras agrémenté de nouilles et de sauce, préparé avec soin par Zosia. Malgré la famine, l’émotion me serrait la gorge. Ce n’était que dans la nuit que je vécus une véritable horreur. C’étaient tous les symptômes réunis: intoxication, excès alimentaire ou autre chose. Je suis incapable de le décrire, faute de talent et de courage. Il suffit de dire que, deux semaines après ce repas, déjà derrière les barbelés du camp, je vis un chien vivant, ce qui provoqua chez moi des vomitions.

         Le lendemain je me levais, à moitié morte alors qu’il fallait se mettre en route vers le camp. Mon sac à dos pesait terriblement, rempli de livres, épais avec dos richement ornés.

         Nous marchions en direction de la place Narutowicza. Les hommes étaient séparés des femmes. Les différents détachements formaient des groupements. Le chef de notre groupement, major „Róg”, se mit devant le front de notre groupement pour nous faire face.
         - Salut, héroïnes de Pologne – ces propos s’adressaient à nous.          - Salut, commandant – notre réponse était vociférée avec toute la réserve d’air dans les poumons - la dernière expression de jubilation et de ravissement à Varsovie. Notre amertume se dissipa comme sous l’effet d’une petit nuage de bonheur qui, suspendu au-dessus de nous, s’infiltrait parmi nos rangs. Par un moyen aussi simple, il sut toucher nos coeurs. On nous avait tant parlé de notre courage, mais ces propos-là n’avaient pas eu le poids des paroles de notre commandant.

         Même les Allemands s’exprimaient sur notre sujet avec admiration. Pour eux, nous étions des femmes incroyables. Pendant l’armistice, l’un des Allemands nous racontait qu’il n’avait pas pu tirer sur une jeune fille-agent de liaison qui portait des messages. Tout simplement, il n’en avait pas été capable.

         Encore quelques visages connus, quelques appels, sourires et voeux. Heureusement, nous marchions ensemble.
         - A bientôt, tenez bon !Les larmes coulaient sans retenue.

         Au troisième étage d’un immeuble non dévasté, une vieille femme nous fasait le signe de croix. Aux bords des rues, se profilaient des silhouettes misérables, aux visages meurtris par la douleur. Les paroles se faisaient de plus en plus rares, comme si la souffrance se glissant parmi nous devenait inexprimable. Notre toubib „Rola” (Józef Kłosowski), qui manifestait toujours sa présence aux moments les plus difficiles, comme s’il était guidé par une force mystérieuse, était là. Moi qui étais une brancardière mal éduquée, je lui dois beaucoup. Pendant les derniers jours de l’insurrection, il perdit sa femme et son enfant pendant le bombardement de la rue Czackiego. Lui aussi nous saluait, mélangé à la foule des gens nous disant adieu. Il était muet, seulement un petit geste, avec des larmes aux yeux. Je voulais lui crier « à bientôt ! », mais rien ne pouvait passer par la gorge.

         Les Allemands se tenaient aussi aux bords et aux angles des rues, tous les regards braqués sur nous. Ils voulaient nous photographier. Tous, comme sur un ordre, tournèrent leurs têtes dans la direction opposée. Nous nous approchions de la place Narutowicza. Nous devions déposer nos armes dans la cour de la maison des étudiants. Nos collègues marchaient devant nous. Il fallait attendre. On entendait le grincement de la feraille abandonnée. C’étaient nos pistolets, nos fusils, nos mitraillettes qui s’amassaient. Elles étaient tellement muettes, empoussiérées, abîmées – sans défense. L’obtention d’une telle quantité d’armes devait coûter énormément de peine, de victimes, mais procurait à nos collègues tant de force et de sécurité. Je ne pouvais plus l’écouter. Chaque craquement retentissait dans ma conscience comme un écho. Enfin, on nous autorisa à entrer dans la cour. Les soldats allemands se mirent au garde-à-vous devant notre commandant et présentèrent leurs armes. Un de nos chefs d’escadron se mit au devant de nos rangs et dit:
         - Le commandant du régiment, colonel Wachnowski, a donné sa parole que personne ne sortirait d’ici avec des armes ou instruments optiques.

         Adieu, Varsovie. Il nous restait à faire une incursion dans la rue Grójecka, pour cueillir quelques tomates. Après, il fallait passer à pied à Ożarów ce qui représentait un tourment et un effort dépassant nos forces. Extenuées par deux mois de combats, par la fatigue et par les traumatismes vécus, nous avançions de plus en plus lentement. La chaussée devant nous – sans fin- nous conduisait vers l’inconnu. Au bord de la route se tenaient les habitants des faubourgs. Leurs regards étaient tellement singuliers- inoubliables. Ils nous tendaient des carottes, des oignons, de la soupe aux patates- non comestible, tellement elle était chaude.
         J’étais au bord du désespoir. Certains vendaient la nourriture à ceux qui avaient réussi à emporter de Varsovie des objets de valeur. Excellente affaire pour eux alors que nous remuions à peine nos jambes. Le crépuscule se profilait devant nous. La nuit s’approchait- rien d’étonnant, c’était déjà octobre. En quittant Varsovie, j’avais trouvé un sac à dos que je chargeai à plein à l’aide des livres trouvés au hasard, d’excellente qualité. Ils renfermaient, ces livres, tant d’idées exceptionnelles, tant de savoir que j’esperais éviter l’ennui des longues journées qui m’attendaient au camp. Mais le poids sur mon dos augmentait au fur et à mesure que mes forces s’épuisaient. Je me débarassais progressivement des volumes dans mon sac et je les posais au bord de la chaussée. Ils se perdaient bizarrement dans les touffes d’herbe bruni. Enfin, nous atteignîmes Ożarów. Une cour d’usine. Ma tête était comme un tourbillon. Il était impossible d’avancer. Nous nous assîmes avec le seul désir: ne pas se lever. Les Boches nous conduisirent plus loin. Nous pénétrâmes dans de vastes ateliers de production. Celles qui nous avaient précédées étaient couchées à même le sol. Il était impossible d’y mettre le pied. Nous les réveillâmes. Elles ne voulaient pas bouger, enragées: „Il n’y a pas de place. Personne ne pourra s’y glisser”. Quelques instant plus tôt, j’avais l’impression que le moindre effort de notre part était impossible. Mais non! J’étais maintenant en train de me battre pour trouver une place sur le sol en béton. Je réussis enfin à m’installer, décidée à ne pas bouger. J’étais complètement indifférente aux voix enragées de celles qui se disputaient et se couvraient d’imprécations. Ce n’était plus mon affaire. Je fis l’impossible et réussis à m’insérer dans une fente. Le lendemain matin nos prédécesseurs quittèrent le lieu. Nous pouvions enfin nous déployer. Le seul inconvénient était que nous devions nous retourner toutes en même temps, mais à part ça on pouvait redresser les jambes.

         Une nouvelle vague de jeunes filles afflua le soir. A tout prix, je voulais être insensible à leurs voix, mais ce qui restait en moi d’humanité me détermina à céder. Je me poussai, sans pour autant les regarder dans les yeux. Dormir, dormir.. rien d’autre ne me préoccupait. Nouvel jour, nouvelle incertitude. Toujours les mêmes questions restées sans réponse, toujours des nouvelles contradictoires. On se consolait, on s’affligeait.

         J’appris que les wagons servant à nous transporter seraient munis de grilles. Je ressentis alors, une nouvelle fois, une peur d’être enfermée qui me dépassait. J’en étais terrorisée.

         Un haut-parleur installé au milieu de la cour de l’usine se mit à émettre une voix au timbre amical. Le haut-parleur nous adressait des propos flatteurs. J’étais stupéfaite alors que la voix n’arrêtait pas de nous flatter. Qu’est-ce qu’ils voulaient de nous, au juste? A la fin, nous entendîmes les mots d’espoir que nous partirions ensemble pour nous battre contre l’Union soviétique. Je n’arrivais pas à croire mes oreilles.

         Nous quittâmes Ożarów. Cinquante deux personnes dans un wagon. Pas assez de place pour mettre ses affaires ou pour s’asseoir. Un amas compact de femmes. Nous devions mettre à profit la moindre fente disponible afin d’y glisser un morceau de soi-même. Quelques instants après, nous ressentions que c’était justement cette partie-là du corps qui se raidissait, mais il était trop tard pour la retirer, pour changer la position qui devenait insupportable. Malgré tout, nous réussîmes à atteindre notre premier camp qui s’appelait Falling Bostel.

Barbara Bobrownicka-Fricze

Traduction : Wojciech Włodarczyk



1 Pour la période de l'insurrection, j'ai été affectée au docteur Joanna, a sa demande
2 Ma soeur, Maria Bobrownicka- brancardiere, a péri les premiers jours de l'insurrection
3 Elles ont péri pendant leur retour vers la Vieille Ville, aux alentours de la Gare de chemin de fer "Gdański"
4 Il s'agit des lance-roquettes allemands "Nebelwerfer" , appelés "armoires" dans le jargon des défenseurs de la Vieille Ville pendant l'Insurrection 44, a cause d'un bruit tres particulier qui se faisait entendre au moment du lancement des roquettes.
5 PŻ- Pomoc Żołnierzowi (Service insurrectionnel d'aide aux soldats)
6 Colonel Wachnowski: commandant en chef de l'enclave de la Vieille Ville, assiégée pendant l'Insurrection pendant un mois.
7 AL- Armée du Peuple; bras armé des communistes polonais parrainés par Moscou.
8 Panzerfaust: lance-roquettes antichar allemand
9 L'ancien hymne religieux polonais


     

Barbara Bobrownicka-Fricze
Pseudonyme : "Wilia"
Sergent-chef de l'Armée de l'Intérieur
Groupement "Róg" dans la Vieille Ville
Bataillon "Bończa", 101ème compagnie
Prisonnier de guerre no 141503, Stalag VI-C Oberlangen


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